Horizons, juin 2007
Certaines manières de parler du monde connaissent d'immenses succès. Généralement, ce sont des métaphores. Les métaphores plaisent beaucoup aux circuits neuronaux qui traversent la masse gélatineuse qui nous sert de cerveau.
Parfois, elles ont la science pour origine. Meilleur exemple de métaphore scientifique à la mode: le fameux «effet papillon». Quel engouement! Est-ce son indéniable qualité poétique? En tout cas, l'effet s'est envolé de son espace d'origine et a essaimé dans l'ensemble des relations humaines. Son point de départ fut, en 1972, une banale conférence du météorologue
Edward Lorenz
[CMaisonneuve | MétéoFrance] donnée à l'
American Association for the Advancement of Science
[
Wikipedia] avec le titre sibyllin de: «Un battement d'aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas?». Pour une raison que seule la psychologie expérimentale aidée par l'ethnologie pourrait expliquer en détail (si elle obtenait un crédit pour cela), s'en est suivie une tempête métaphorique planétaire: le cinéma (trois films s'intitulent «l'effet papillon»), le théâtre, la musique (y compris rock), la danse... mais aussi les religions, la politique et les médias ont mis des battements d'ailes de papillon dans leur art ou leur discours. Chaque jour, des collectionneurs passionnés d'effets papillon épinglent de nouveaux spécimens. Un des derniers était un dessin de
Aislin paru dans le journal Le Monde du 5 mars. Un papillon dont le vol imitait le cours hésitant de la Bourse disait: «Super... Je bats des ailes ici, en Chine, et la Bourse s'affole à New York.» (la plupart du temps, sans que l'on sache pourquoi, les ailes du papillon battent dans un pays en développement et les dégâts ont lieu aux États-Unis).
Deux éléments semblent concourir à la réussite de cet effet. Son vecteur, d'abord: le papillon. Insecte au vol imprévisible, issu d'une métamorphose, il a toujours fait rêver par sa fragile beauté (remarquez, au rythme où il disparaît, ses étranges caractéristiques n'évoqueront plus rien aux nouvelles générations). Le mécanisme d'action de ce papillon métaphorique, ensuite: il fait appel à la théorie du chaos, à la
sensibilité aux conditions initiales, à un monde mettant en question la
causalité simple. Or cet ensemble de concepts, souvent mal compris, est devenu l'un des mythes qui fascinent le plus la population.
Seulement, il y a un petit ennui. L'effet papillon n'existe pas. Lorenz n'a en réalité jamais voulu dire ce que lui ont fait dire les commentateurs, ni surtout ce que l'usage populaire de sa métaphore a fini par affirmer. Les calculs montrent que l'instabilité atmosphérique maximale due à un papillon est telle qu'un expérimentateur lambda le pressent négligeable.
Le véritable effet papillon, c'est lui-même. Un événement banal (une conférence) a été amplifié. Les tornades qu'il a déclenchées sont réelles, mais faites de phrases et d'idées. Il y a effet papillon, certes, mais il concerne la diffusion de l'information dans les sociétés modernes et non la dynamique atmosphérique. et, au-delà de l'information, cet effet parle avec justesse d'un des phénomènes les plus mystérieux de l'Histoire (du monde, de la biologie, de l'humanité): un minuscule événement suffit parfois à renverser l'ordre établi.
Dommage cependant que cette métaphore n'ait pas la signification scientifique qu'on lui prête. Qu'un papillon puisse déclencher une vraie tornade, cela plaisait tellement à nos esprits. Cela donnait presque un sens à nos destins menacés d'insignifiance (si un papillon peut se montrer si puissant et à grande distance, de quoi suis-je capable?) ■ Bertrand Kiefer, médecin, théologien, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse
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