Le Nouvel Observateur, 9 août 2007
«Monsieur Alexandre» fut la coqueluche des cours d'Europe, avant de consacrer sa vie à la création de bibliothèques publiques.
Quel homme, cet Alexandre Vattemare [ AV | BBF1 | BBF2 | IFLA Nash] (1796-1864) encore quasiment inconnu à ce jour! Et quel enfant d'abord! Un prodige. Non pas un virtuose du clavier, un mathématicien ou un joueur d'échecs comme il en court les rues. Non, un gamin de 7 ans, dans la bonne ville de Lisieux, qui se découvre un don incroyable pour l'engastrimysme [ou engastrimythisme] (plus communément appelé ventriloquie). Jouant avec ses petits camarades, il se révèle capable de faire monter d'une cave la voix d'un enfant ou d'une vieille femme qui implorent leur délivrance. Émoi dans la famille. Bien entendu, il use et abuse de cette faculté. Il fait parler des vaches à l'étable ou des fantômes dans les conduits des cheminées. En un mot, il terrorise les paysans des environs. Élève puis apprenti chirurgien à Paris, à la fin de l' Empire, il ne peut s'empêcher de faire parler à leur tour les cadavres sur les tables de dissection. Ce qui enchante ses confrères et compromet sa carrière médicale. Tant pis! Le voilà en 1814 chargé de rapatrier à Berlin un convoi de quatre cents éclopés prussiens. L'odyssée est mouvementée. Là-bas il se retrouve sans rien. Qui plus est, il est touché par la détresse d'une famille d'émigrés français les Thabuis de Guidon, et par leur fille, la jeune Marie, qu'il épousera bientôt. Ceux-ci s'accrochent à lui. Comment survivre - et les nourrir? Eh bien en exploitant ses dons sur scène, évidemment!
Ainsi débutent vingt ans d'une fabuleuse carrière. «Monsieur Alexandre» est né qui, par ses spectacles où il joue parfois seul cinq ou dix personnages, où il se transforme en un éclair, où il imite non seulement les voix mais tous les bruitages possibles, enchante l'Europe entière.
Les célébrités lui font fête et l'accueillent. Walter Scott le reçoit et lui dédie un poème. Goethe le salue à Iéna. La Fayette lui rend hommage. Pouchkine n'est pas en reste. Aucune tête couronnée ne l'ignore. Il est drôle, charmant, sympathique, curieux, collectionneur. Il fait fortune. Devant lui, le tsar Nicolas Ier ne cesse de se gifler car une mouche bourdonne inconsidérément autour de son visage. La mouche, c'est «Monsieur Alexandre» qui la contrefaisait. Le tsar éclate de rire...
Et puis sa vie va basculer, «Monsieur Alexandre» tirer sa révérence et le philanthrope Vattemare peu à peu lui succéder. En vérité il est obsédé par deux idées simples auxquelles il est le premier à songer: favoriser les échanges entre les bibliothèques du monde entier (qui possèdent nombre d'ouvrages en plusieurs exemplaires) afin d'enrichir leurs mutuelles collections; créer des bibliothèques publiques ouvertes gratuitement aux lecteurs. Il fonde à cet effet en 1835 une Société européenne des Échanges. À laquelle succède une Agence centrale des Échanges internationaux. Il met en vente tout ce qu'il possède. Il s'adresse à des parlementaires et à des ministres pour des projets de lois. Il trouve des défenseurs. Il se heurte surtout à d'incroyables inerties administratives. De quoi se mêle cet olibrius?
Il s'embarque pour l'Amérique. Une fois, deux fois. Là, il est plus heureux. Ses idées se concrétisent. Il est reçu à la Maison-Blanche. Le Congrès le missionne. Il participe a la création de la bibliothèque de Boston, la première ouverte à tous aux États-Unis. Il revient en France, chargé de milliers d'ouvrages et de collections diverses. Il crée à l'Hôtel de Ville la Bibliothèque américaine de la Ville de Paris. Les échanges se multiplient. Son succès le dépasse. Il peine à administrer la machine qu'il a mise en branle. Bientôt on le néglige. On l'oublie. Il meurt au bord de la ruine. ■ Frédéric Vitoux
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