Le 4 février 1948, à seize heures trente, Albert Camus [L'Agora | RadioFrance | WebCamus], venu rendre visite à Michel Gallimard [RadioCanada] au sanatorium Grand Hôtel, donna une petite conférence pour les malades à la demande du médecin. Jacqueline le raconte dans une lettre* datée du lendemain.
«Camus est un type de trente-deux, trente-trois ans, extrêmement sympathique et de manières très simples. Il parle sans emphase, en copain, en égal. Personne n'était intimidé pour lui poser des questions ou lui porter la contradiction. Déjà extérieurement il est très simple, vêtu d'un pantalon de ski gris, pullover sur chemise de l'armée kaki et dont le col ouvert laissait apparaître une écharpe de laine jaune. Nous étions une vingtaine de personnes, réunies au 115, notre salon, et certains posaient à tour de rôle des questions à Camus, auxquelles il répondait toujours longuement et de bonne grâce. Il nous a raconté qu'il avait été élevé en Algérie. Avant d'être écrivain, il a été acteur et a interprété des classiques dans de petites villes nord-africaines à quatre-vingts francs le cachet par jour. Plus tard, il a fait du journalisme et s'est occupé de reportages criminologiques. À ce propos il nous a raconté une petite anecdote. Se trouvant à un procès où on jugeait un type pour collaboration, il s'est enfui après la deuxième séance parce qu'il commençait à prendre l'accusé en sympathie. Il est en principe contre toute violence et cherche à faire le moins de mal possible. il est résolument contre la peine de mort et nous a dit à ce propos en riant: "Je ne me serais pas risqué à proclamer cela avant le procès de Nuremberg!" Il n'est ni marxiste, ni catholique. Il est difficile de raconter ici cette causerie, qui était plutôt une discussion amicale entre camarades. D'ailleurs, à la fin, il nous a dit qu'il a horreur de donner des conférences et qu'il n'a accepté de venir bavarder avec nous que parce qu'il connaissait l'origine des malades du Don-Suisse, et qu'il venait discuter en camarade avec des camarades. À propos des élections, Camus disait: "Je vote socialiste. Ils sont aussi bêtes que les autres mais moins méchants!"
«On lui a demandé quel est le livre qu'il préfère, sur quoi il a répondu: "Le prochain!" J.-L. Barrault lui a demandé de faire les dialogues pour une pièce de théâtre dont il a eu l'idée. Mais Camus dit que rien n'est plus difficile à écrire qu'une pièce de théâtre et qu'il a du mal à y arriver. Il nous a encore dit que son idéal serait d'avoir une petite maison au bord de la mer et de pouvoir prendre un bain tous les matins. Il nous a confié encore qu'il lisait des manuscrits pour Gallimard et j'ai regretté de ne pas en avoir un à lui donner.
«En conclusion, je pense que Camus est un type très sympa, bon écrivain, mais un homme qui cherche à traverser la vie avec un parapluie de crainte de se mouiller...»
* in la correspondance amoureuse des parents de Lydia Flem entre leur rencontre fin septembre 1946 et leur mariage le 1er décembre 1949.
Lydia Flem, psychanalyste et écrivaine, Lettres d'amour en héritage, Seuil, 2006
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