Migros Magazine, 10 septembre 2007
Les représentations que nous donne le cinéma hollywoodien de la vie quotidienne dans Rome antique [Chronologie | L'Internaute | Euratlas | Romereborn | Wikipédia | L'Agora | Edunet | Méditerranées | UniCaen | Duruy] sont beaucoup trop léchées: on veut faire ressortir la beauté des monuments antiques. Or, d'une part ces monuments tout en marbre étaient encore beaucoup plus beaux que nous ne les voyons aujourd'hui. D'autre part, Rome était une ville où grouillait un million d'habitants, vivant pour la plupart dans d'immenses immeubles appelés insulae [Bradu | DAGR | UniCaen]. Il régnait dans la ville un vacarme perpétuel, les ruelles étaient parcourues de voitures à chevaux, les boutiques aux rideaux de fer tirés la nuit débordaient sur la chaussée pendant la journée, les tavernes et les cabarets abondaient, car les appartements des immeubles ne comprenaient pas de cuisines.
La population prenait donc ses repas chauds dans la rue: les comptoirs des tavernes étaient percés de trous pour les jarres de vin, les aliments chauds, saucisses et autres - ah, ça, les Romains raffolaient des saucisses! Bref, tout se trouvait sur la rue.
Les serveuses des tavernes servaient de prostituées
Le patron d'une taverne tirait profit de tout ce qui lui appartenait. Or, les serveuses étaient des esclaves, et dans la législation romaine, l'esclave est une chose. Son propriétaire peut donc l'utiliser à sa guise. La prostitution participait de l'équilibre général de la société. Quantité de gens pauvres «exposaient» leurs nouveau-nés sur la voie publique, où ils mouraient rapidement, de faim ou dévorés par chiens et autres animaux. Certains étaient adoptés par des couples stériles en quête d'enfant(s). D'autres étaient ramassés par des vendeurs d' esclaves [ACVersailles | L'Agora | Caesarweb | Memo], qui les élevaient le temps qu'ils puissent être mis sur le marché.
D'un côté les Romains, citoyens libres, et d'autre part, tous les autres...
Au premier siècle de notre ère, il devait y avoir à Rome 200 000 hommes libres pour un million d'habitants. Soit un habitant sur cinq. L'énorme majorité de la population était donc constituée d'esclaves et d'étrangers venus des confins de l'empire. Certaines familles romaines aisées possédaient plusieurs centaines d'esclaves; un pauvre petit marchand romain en avait déjà un ou deux.
Malgré leur nombre, les esclaves ne se révoltaient pas
La révolte de Spartacus [ACVersailles | Insecula] fut précédée de deux autres soulèvements en Sicile. Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est que dans le monde romain, si l'on voulait survivre, la condition d'esclave pouvait être enviable. Le philosophe Épictète [L'Agora | Cosmovisions | Musagora], qui enseignait la philosophie dans les meilleures familles, était un esclave! Lui-même le disait: «Que ferais-je si je n'étais pas un esclave? Comment parviendrais-je à me nourrir, à me vêtir?» Les esclaves constituaient une société parallèle à celle des citoyens romains. Quantité de professions qu'aujourd'hui nous appelons libérales étaient alors «serviles», pratiquées par des esclaves: médecins, architectes, artistes, peintres, sculpteurs, acteurs, gladiateurs, tous ces gens étaient des esclaves, souvent respectés par leurs propriétaires, pour leurs connaissances et leurs savoirs.
La condition d'esclave menait à tout
Certains empereurs [Memo] comptaient un esclave parmi leurs grands-parents. Pallas, un esclave affranchi par Néron [L'Agora | Cosmovisions | Empereurs | HistGéo | Méditerranées | Suétone], était l'un des hommes les plus riches de l'empire. Dans certaines familles très fortunées, c'était un esclave qui tenait la comptabilité, ce qui n'était pas une mince affaire! De plus, à tout esclave, on faisait miroiter l'espoir d'être affranchi: sa descendance devenait alors citoyenne de Rome à part entière. Dans les campagnes évidemment, les esclaves n'étaient que des bêtes de somme.
Les gladiateurs étaient, eux aussi, des esclaves
C'étaient des sportifs de très haut niveau. Dans les écoles de gladiateurs, ils étaient excellemment traités, avec un régime de 4000 calories par jour. Leur statut était celui des rock stars, des coureurs automobiles et des stars du football aujourd'hui - sauf qu'il était encore grandi du fait qu'ils flirtaient constamment avec la mort. Leurs propriétaires les louaient aux villes vers lesquelles ils partaient en tournée. Leur formation et leur entretien coûtaient très cher, mais ils rapportaient aussi beaucoup à leurs propriétaires. Si bien que lors des combats, les mises à mort étaient beaucoup moins fréquentes que nous ne l’imaginons.
Les femmes de la haute société recherchaient les gladiateurs pour amants
À Pompéi, on a retrouvé le corps d’une femme de la noblesse couchée à côté de celui d’un gladiateur, dans sa loge. Juvénal rapporte aussi l’histoire d’une femme de très haut rang qui n’hésite pas à quitter Rome pour suivre son amant gladiateur parti en tournée en Égypte. Quant à la femme de l’empereur et philosophe Marc Aurèle [L'Agora | Cosmovisions | Empereurs | Méditerranées1 | Méditerranées2 | Memo | Renan], c’est plutôt d’un gladiateur qu’elle a eu son fils, qui devint l’empereur Commode [Bratelli | Empereurs | Méditerranées1 | Méditerranées2]. Commode ressemblait beaucoup plus à ce gladiateur qu’à Marc Aurèle; et il aimait à combattre dans l’amphithéâtre...
L’adultère était interdit à Rome depuis une loi édictée par l’empereur Auguste
Mais dans la réalité, il en allait autrement. Julie, la propre fille d’ Auguste [Cosmovisions | Empereurs | HistGéo | Méditerranées | Memo |Nicollier | Suétone], s’est montrée si libre de mœurs que son père a dû la condamner à l’exil, où elle est morte. Et une épigramme de Martial moque une femme dont chacun des sept enfants ressemble à l’un des esclaves de la maison. En fait, les Romaines ont joui d’un statut que la femme n’a connu dans aucune autre société de l’Antiquité. Elles étaient très émancipées. D’une part, elles conservaient leur fortune quand elles se mariaient: Cicéron en était réduit à quémander piteusement de l’argent à sa femme. Et à partir du Ier siècle avant Jésus-Christ, elles pouvaient même prendre l’initiative du divorce – chose unique dans le monde antique!
La Romaine jouit d'une certaine liberté
La Romaine sortait dans les rues selon son bon plaisir avec ses enfants et accompagnées de ses esclaves, bien sûr. Elle conduit elle-même sa voiture à chevaux dans les rues. Et si elle souhaite gagner sa villa de campagne, pas besoin de l’autorisation du mari. Elle arbore les coiffures les plus sophistiquées, obéit aux canons de la dernière mode. La femme du commerçant, de l’artisan jouit d’une même liberté, sans disposer des mêmes moyens. Pour les esclaves, c’est différent: le mariage ne peut avoir lieu qu’entre citoyens libres. Les esclaves sont donc toujours concubins; au sein de la famille qui les possède, ils sont autorisés à avoir une compagne et à fonder leur propre famille. À noter que si un citoyen faisait un enfant à l’une de ses esclaves, le nouveau-né était à la fois le fils et l’esclave de son père...
Les pratiques sexuelles des Romains libres
La femme romaine évolue dans un environnement où le sexe est omniprésent – tableaux et fresques érotiques dans la maison font partie du décor –, sans qu’elle sacrifie forcément à tous les plaisirs qui sont dépeints. Car la fonction de l’épouse n’est pas prioritairement de donner du plaisir, mais de procréer. La courtisane est là pour assurer «l’agrément». La prostituée assure le plaisir, au mari sans doute, mais surtout aux jeunes gens dont on préfère qu’ils s’initient au sexe avec elles plutôt qu’avec des jeunes filles. Certaines femmes de la haute société – tout profit est bon à tirer – permettent à leurs esclaves ou à leurs affranchies de tenir de petits lupanars au sein de la demeure, pourvu qu’elles leur reversent le revenu.
Rome, qui paraît si libre de mœurs, avait d’autres interdits et tabous que les nôtres
Par exemple, la fellation, le cunnilingus, le sexe anal sont condamnables. C’est que Rome est encore marquée par l’esprit d’une société militaire. Les relations de pouvoir, de hiérarchie y demeurent très fortes. Donc, pour un citoyen romain, être pénétré de quelque façon que ce soit, c’est faire preuve de soumission, d’efféminisation. Toute pratique qui met l’homme dans une position jugée inférieure et dégradante est prohibée. Du moins en théorie. Parce que, dans la pratique, nombre de poèmes témoignent qu’on passait outre ces interdits.
Les relations homosexuelles
Il n’était pas du tout inconvenant qu’un homme ait des relations avec un jeune garçon, à condition que celui-ci soit encore prépubère, et qu’il ne soit pas un citoyen romain libre. Cela ne pervertissait pas l’ordre social. À la cour des empereurs, comme on sait, les jeunes mignons abondaient. En revanche, et voilà qui surprendra les gens de notre époque, les rapports homosexuels entre adultes étaient condamnables, qu’il s’agisse d’hommes libres ou d’esclaves, parce qu’ils contrevenaient précisément à l’idée que l’on se faisait des relations de pouvoir et de la hiérarchie entre les gens.
L’empereur Néron
Il lui arrivait de se mêler à la populace et, la nuit venue, de hanter les bouges et les cabarets... Il se déguisait et était convaincu qu’on ne le reconnaissait pas, alors qu’il était rouquin et que son profil figurait sur toutes les pièces de monnaie. Lorsqu’il parcourait les bas-fonds de la ville, ses gardes du corps étaient prêts à intervenir derrière lui. Il s’est trouvé mêlé à maintes bagarres qui n’ont pas toujours tourné à son avantage. Un chevalier, Julius Montanus, le roue une fois de coups. Néron croit qu’on ne l’a pas reconnu, donc que son honneur est sauf, mais lorsqu’il reçoit un mot d’excuses très mal avisé du chevalier, il lui ordonne aussitôt de se suicider.
Rome sentait mauvais
Les toilettes publiques étaient payantes, déjà un luxe. On s’asseyait l’un à côté de l’autre sur des trous ronds percés dans des bancs de pierre; pour se nettoyer: une éponge au bout d’un bâton, que chaque client reposait dans une bassine après usage. Chacun faisait donc ses besoins aux yeux de tous – c’était très convivial. Mais le gros de la population se soulageait dans les rues. Si bien que l’empereur Vespasien [Cosmovisions | Memo | Suétone] a eu l’idée de rentabiliser l’urine. On a installé des bacs au coin des rues: l’urine récoltée était revendue par l’empereur aux teinturiers, qui l’utilisaient pour dégraisser les tissus de laine de moutons. Lorsque son fils Titus [Cosmovisions | Memo | Suétone] a cru pouvoir faire la fine bouche devant cette opération, Vespasien lui a mis sous le nez une pièce de monnaie en lui disant: «L’argent n’a pas d’odeur.» C’est de là que vient l’expression. ■
D'après les propos de Catherine Salles, maître de conférences en civilisation et littératures latines à l'Université de Paris X Nanterre, recueillis par Jean-François Duval
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