L'Hebdo, 5 septembre 2007
La
beauté peut être considérée du point du vue théorique (les règles esthétiques) et pratique (la beauté vécue par toutes les couches sociales). Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en même temps que
Voltaire affirmait que
le beau est relatif et ne peut être défini, les peintres, même les plus banals, allaient sans le savoir dans le même sens. Ainsi, la sensibilité immédiate et quotidienne coïncide avec la théorie.
Quatre éléments régissent la beauté contemporaine. Primo, le triomphe de l'artificialisation de la beauté. L'individu ne subit plus de règles imposées à la naissance. La beauté permet de construire son apparence. Deuxièmemement, être beau, c'est aller jusqu'au bout de ce qui nous singularise. Chacun réinvente la norme et plus on est susceptible d'inventer de la norme, plus on relève d'une esthétique appréciable. Troisièmement, l'esthétique s'intéresse à l'ensemble des cultures, y compris les plus éloignées. Il y a une totale déterritorialisation de la beauté. Enfin, une quatrième règle vient contredire les trois premières, puisque des critères collectifs et dominants s'imposent, comme actuellement celui de la minceur.
Certains analystes pensent que la beauté est quelque chose de lourd à porter qui renvoie au martyre, à l'épreuve, au défi. Pourtant, la beauté a de tout temps existé comme une forme d'obéissance à une norme. Prenez le corset, au XVIIe siècle. Des modèles ont toujours été subis. Ce qui est positif, c'est l'idée qu'à travers la beauté actuelle, il y a acceptation d'une différence et affirmation d'une singularité. Il s'agit d'une conquête très récente.
Voltaire écrivait que «ce qu'il y a de plus beau pour le crapaud, c'est sa crapaude». Ses recherches ont brisé quantité de normes esthétiques établies. Malgré tout, ses théories n'appartenaient qu'aux penseurs. Le concept de relativité n'était pas entré dans les mœurs, alors qu'au XXIe siècle, cette acceptation des différences se lit dans les magazines, dans le «bas» de la théorie.
Le poids idéal d'une femme de 1 m 60 est passé de 60 kg en 1933 à 48 kg en 2001
Depuis les premières miss, dans les années 20, les indices de masse corporelle (IMC)
[AlyAbbara | FuturaScience | PassSanté | SantéCanada] ont chuté, malgré la récente prise de conscience, mais il faut constater la progression de l'obésité dans la population pour s'apercevoir qu'un double phénomène réunit deux tendances divergentes. Dans un sens, pour avoir le monde à sa disposition, il faut être mobile, alerte, efficace, léger, évanescent. Dans un autre, l'individu a aussi à sa disposition la consommation. À partir du moment où il consomme, il perdra la mobilité et la légèreté attendue.
Les garçonnes des années 20 ont introduit la société actuelle. Des femmes ont effacé leur hanche, coupé leurs cheveux, porté des habits qui élançaient leur silhouette. Elles ont adopté l'apparence, les pratiques et les repères masculins. C'est une transposition physique de l'égalité des sexes.
Il s'agit d'un mouvement d'égalitarisation. Le corps filiforme qui perd les indices de la maternité retrouve d'autres repères. Ceux du travail, par exemple. «J'ai le droit de bouger et d'éprouver des fatigues.» Ce qui est intéressant, c'est que la garçonne qui bouscule les normes et lance une révolution en profondeur, n'obéit en fait qu'à une mode passagère. En regardant les illustrations des années 1930, on constate que les formes féminines reviennent. C'est un mouvement de revendication progressive qui accepte de reculer. De son côté, la figure masculine se fragilise. L'homme entre dans un processus d'esthétisation très marqué et revendiqué. Les normes de beauté se partagent dorénavant entre les sexes.
De nouvelles questions se posent
Il faut lire André Rauch:
- Le premier sexe: mutations et crise de l'identité masculine.
- Crise de l'identité masculine 1789 à 1914.
- L'identité masculine à l'ombre des femmes...
Il faut confronter chez les femmes l'exigence de minceur avec les formes de la maternité...
Si l'égalité des sexes était acquise, le devoir de beauté serait un devoir partagé. La consommation masculine de produits de beauté ne représente actuellement que 15% du marché, mais les firmes de cosmétique ont compris que la situation change et investissent beaucoup sur la thématique masculine. ■ D'après les propos de Georges Vigarello, recueillis par Blaise Hofmann, à l'occasion de la publication de son ouvrage
L'histoire de la beauté. Le corps et l'art de s'embellir de la Renaisance à nos jours, Seuil, 2004
«Vous n’avez jamais vu un crucifix avec un Jésus qui n’était pas presque nu. Vous n’avez jamais vu un Jésus gras. Ou un Jésus poilu. Tous les crucifix que vous avez vus, le Jésus en question, il aurait pu tout aussi bien se montrer torse nu et faire de la pub pour des jeans de grande marque ou une eau de toilette de renom.»
Chuck Palahniuk, Survivant, Gallimard, «folio policier», 2001
«Dans cette société [la Grèce antique], il n’était guère possible à un homme au corps faible ou difforme d’atteindre ou de conserver une position sociale ou un pouvoir politique importants; la force physique, la beauté physique, l’équilibre et l’endurance jouaient dans la société grecque un rôle beaucoup plus grand […]. Des hommes qui de nos jours sont célèbres surtout par leurs réalisations intellectuelles étaient également réputés à leur époque pour leurs exploits de guerrier et d’athlète. Eschyle, Socrate et Démosthène passèrent par la dure école du combat d’hoplite; Platon a à son actif des victoires dans plusieurs jeux athlétiques»
Norbert Elias, «Sport et violence», Actes de la recherche en sciences sociales, 6, 1976
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