Le Temps, 4 septembre 2007
Il faut distinguer deux formes d'
ennui
[MagLit]. L'ennui pathologique - le symptôme douloureux de nombreuses maladies psychiatriques, et par essence improductif. Et l'ennui normal, souhaitable, voire indispensable. Pour se construire et se développer, se confronter à soi-même et mieux se connaître, nous avons besoin de nous ménager des plages d'inaction. Sans ennui, pas d'individu sain. Et pas de création, qu'elle soit politique, artistique ou scientifique. Au premier plan, il y a l'ennui de l'enfance, pénible sur le moment, mais qui laisse un parfum de nostalgie pour le restant de la vie. Et qui, lorsqu'il s'étale sur une durée limitée, permet de développer son imagination et son indépendance. Plus ça va, moins les parents supportent de voir les enfants glander.
Pourquoi cette peur de tourner en rond? Sans doute parce que l'hyperactivité permanente est le saint Graal de l'homme du XXIe siècle. Au fond, tout repose sur l'interdit de la masturbation. Ne pas s'ennuyer, c'est ne pas se tripoter. Vous noterez que s'ennuyer rime avec glander! Et surtout, quand on s'ennuie, on vous interpelle: «Qu'est-ce que tu branles?» Sans parler de tous les mots scatologiques qui décrivent l'ennui: «Je m'emmerde», «Je me fais chier»... En tout cas, ceux qui se barbent petits s'en sortent souvent bien. Le meilleur exemple étant Albert Einstein, qui a toujours dit s'être beaucoup ennuyé lorsqu'il était enfant.
L'ennui n'a pas toujours été ainsi combattu. Dès le IVe siècle, un pseudo-Aristote affirmait que «la mélancolie est la punition de l'homme supérieur». À la Renaissance, la mélancolie a suscité un engouement. À cette époque, être mélancolique signifiait être inactif, oisif, méditatif, triste, humble, et par conséquent supérieurement intelligent; les hyperactifs étant rarement des génies. Les philosophes Marsile Ficin, Jean Pic de la Mirandole ou Machiavel, pour ne citer qu'eux, ont cédé à cette mode. Quand on regarde l'histoire, il est frappant de constater que l'ennui est toujours gagnant. Comme le mélancolique et ennuyeux Louis XI, qui sut réduire son vieil adversaire Charles le Téméraire qui, lui, ne se plaisait que dans l'action et dans le guerre.
Tout a changé quand le protestantisme et le modèle anglo-saxon ont pris le contrôle du monde. Avec, par exemple, la notion de loisir (étymologiquement: licite, c'est-à-dire permis) qui a remplacé celle de vacances (étymologiquement: vide). Certes l'Église catholique a toujours entretenu des relations troubles avec l'ennui. À la fois préoccupée par l'oisiveté pouvant conduire à avoir des pensées impures, mais inventant les couvents: le monde même de l'ennui! Un ennui qui permet de prier et de devenir génial en rendant grâce au Seigneur. Il n'y a jamais eu de couvent protestant. Aujourd'hui, nous assistons à un tournant, avec la montée du modèle oriental. Et ce modèle de grands patrons extrême-orientaux qui sont capables de faire des pauses dans des couvents pour méditer, voire s'ennuyer.
L'ennui est-il universel? Il existe dès lors qu'il y a civilisation. Encore aujourd'hui, chez les peuples d'éleveurs comme les Massaïs, en Afrique, il n'y a pas d'ennui. Ce mot apparaît en français et en arabe au XIe siècle lors des croisades. Il y a un cas à part, celui de la Chine, où la notion d'ennui est aberrante, tant l'objectif de l'homme est d'être en harmonie avec son âge, son environnement. Pour tous les autres, l'écrivain Paul Bourget
[Biblisem] avait raison quand il disait qu'au fond «l'homme moderne est un animal qui s'ennuie». ■ D'après les propos de Patrick Lemoine, psychiatre, spécialiste des troubles du sommeil et de la dépression, recueillis par Catherine Mallaval, à l'occasion de la publication de son livre, S'ennuyer, quel bonheur, Armand Colin, 2007
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