TéléObs, 20 septembre 2007
[...] Quiconque «passe à la télé» vit manifestement, dans sa chair et son esprit, un effet de transsubstantiation. Il change de statut et d'identité; il accède à je ne sais quel ersatz de divinité.Le citoyen postmoderne serait prêt à donner n'importe quoi pour cette immersion dans les eaux du baptême cathodique, dont il escompte qu'elle fera de lui un homme nouveau. Avoir été vu à la télé vous confère un prestige radicalement nouveau aux yeux des commerçants du quartier ou de quelconques quidams rencontrés dans l'autobus. Oh, la gloire d'avoir été reconnu!
Pour elle, que ne donnerait-on pas? Quotidiennement, même la radio nous permet de repérer l'omniprésence de cette quête. La preuve? Lorsqu'un auditeur appelle, en direct, l'animateur d'une radio, il garde ordinairement près de lui un transistor allumé. Se produit alors à l'antenne ce que les techniciens appellent un effet Larsen [Merck | Ziggysono], né en 1871 et coïnventeur de la TSF. L'effet Larsen apparaît lorsqu'une partie de l'énergie captée par un récepteur - du son en l'occurrence - est réinjectée dans le circuit de l'émetteur, via le téléphone cette fois. Le signal, diffusé en boucle, produit alors un sifflement intempestif. Conséquence loufoque: la plupart des conversations interactives à la radio commencent par cette injonction paradoxale adressée à l'auditeur ou à l'auditrice: «Éteignez votre transistor!»
Mais pourquoi donc l'auditeur s'obstine-t-il ainsi à vouloir s'entendre lui-même dans le poste? La réponse ne va pas de soi. Pour la gloriole? Non puisqu'il est seul témoin. Pour s'assurer qu'on ne lui raconte pas d'histoires et qu'il est effectivement en direct? Peut-être, mais alors, deux secondes suffiraient. Pour constater ingénument que la radio, «marche»? L'explication est trop courte.
En vérité, la jouissance essentielle qu'entend s'offrir l'auditeur lambda en s'écoutant parler dans son propre transistor, c'est bel et bien celle d'un changement instantané de statut social. J'suis passé à la radio (ou, mieux encore à la télé), cela veut dire que je suis passé métaphoriquement de l'autre côté du portail, là où s'ébattent ces demi-dieux de chair et de sang qui habitent l'espace médiatique comme les Walkyries habitaient le Walhalla. J'ai donc accédé, ne serait-ce qu'une minute, au privilège de la parole en parvenant à satisfaire - un peu - cet obscur désir d'échapper au silence, à la relégation de l'anonymat, à l'oubli provincial. L'auditeur entendu dans le poste ou invité à la télé [...] n'est plus tout à fait l'écoutant docile mais l'écouté bavard. Bref, il se sent introduit au château, comme jadis les métayers dévoués ou les curés méritants.
L'image n'est pas forcée. Les nouveaux châteaux de la modernité, avec leur fausse noblesse à paillettes, ce sont bien les citadelles médiatiques qui règnent non plus sur le village voisin ou la plaine alentour mais sur l'espace cybernétique et sur le verbe. Cette souveraineté sans partage effectif définit une nouvelle anthropologie sociale et de nouveaux privilèges: en être ou ne pas en être. En sont, grosso modo, les journalistes, certains hommes politiques, les stars et quatre ou cinq intellos. N'en sont pas: tous les autres. Nouvelle noblesse, nouvelle roture, nouvelles vanités... ■ Jean-Claude Guillebaud
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