Le Nouvel Observateur, 25 octobre 2007
Tout a commencé en 1789, quand les révolutionnaires, tout en étendant la liberté politique, ont cherché à égaliser les conditions sociales. «Comment concilier liberté et égalité ?» se sont-ils demandé. Car c'est une chose de proclamer: «Tout le monde doit être également libre sur le plan politique»; c'en est une autre que de lever un impôt qui permette, au nom de l'égalité, de rebattre les cartes des positions dans la société. Les révolutionnaires étaient conscients qu'il aurait été vain de prétendre défendre l'égalité des droits tant qu'une pauvreté extrême subsistait. Fallait-il de la bienfaisance, de la philanthropie ou de la redistribution prise en charge par l'État? La réponse a été progressivement l'«égalité des chances», qui paraissait garantir l'égalité sans empiéter sur la liberté. On a alors reconnu la légitimité de cet idéal, qui est aujourd'hui en accord avec notre représentation de l'individu: un être qui recherche l'autonomie, qui va se construire par ses propres talents, se mettre en situation de faire des choix et de les assumer.
La conception fortement individualiste [L'Agora | Bibliolib | Cosmovisions | Volle] l'égalité des chances, telle qu'on la pratique aujourd'hui, se révèle, dans les faits, injuste. Qu'est-ce qui fait qu'on pense mériter une promotion ou une augmentation? C'est ce qui nous ramène à nous-même. Si je produis un bien, la part qui vaut qu'on parle de mon mérite éventuel, c'est ce que j'y ai apporté moi-même. Pour que je croie au mérite, il faut donc que j'individualise le produit de mon activité. Dans ces conditions, comment puis-je trouver normal qu'on me prélève une part du revenu de cette activité? Car plus je crois au mérite individuel, moins je suis disposé à contribuer à l'effort de solidarité pour une société juste.
[…] Suffit-il vraiment, pour être juste, de mettre tout le monde à égalité au moment d'entrer dans des rapports de concurrence les uns contre les autres? On s'acharne à combattre les obstacles visibles à la réalisation de cet idéal. Ainsi, au nom de l'égalité des chances, on lutte contre toutes les discriminations. Prenez un jeune de quartier défavorisé. Il peut penser qu'il ne s'en sort pas parce qu'il est victime du racisme. Admettons que la société réussisse à supprimer cette discrimination, que lui reste-t-il? Sa responsabilité d'individu. Or on sait que le problème n'est pas qu'individuel: dans certaines zones urbaines sensibles, les jeunes peuvent subir un taux de chômage qui frôle les 40%, voire les 50%! C'est dire que même si l'on réglait, au plan individuel, le problème de la discrimination (et il faut le faire) demeurerait toujours le problème social. En définitive, la polarisation actuelle sur la discrimination a pour effet de masquer la question sociale. Sans pour autant corriger l'inégalité.
[…]
[…] À droite comme à gauche, on défend l'égalité des chances. […] Or être vraiment de gauche consisterait à refonder le principe d'égalité des chances «réelles», à ne pas le considérer comme la quintessence de la justice sociale, comme un dogme. Il faut réunir de très nombreuses conditions sociales pour que l'égalité des chances ne soit pas un idéal pervers. Ce parti pris supposerait, pour réellement améliorer les conditions sociales, de mettre en place un niveau important de redistribution. Or l'époque actuelle est au soupçon sur l'impôt, qui seul la rend possible.
[L’actuel président de la république française ne s’adresse pas à des groupes, mais à des individus.] Cette politique hyper-individuelle met en valeur le modèle d'un self-made-man qui ne serait redevable à personne des qualifications qu'il a acquises, comme des moyens qu'il a de les exercer. Cette conception, enracinée dans une idéologie exacerbée du mérite personnel, me paraît infondée. Le mérite est une notion plus complexe. La gauche n'aime pas les héritiers; la droite, si. Mais ce qui est critiquable, ce n'est pas l'héritage, c'est de ne pas savoir le penser autrement qu'en termes individuels. Par l'effet d'une sorte d'ingratitude, on oublie à droite que nous sommes aussi héritiers d'un contexte social et culturel.
L'économiste américain Herbert Simon, prix Nobel, a montré dans ses travaux sur le «capital social» que, quand on produit quelque chose, on est très largement tributaire d'un contexte qui met à notre disposition des techniques, des savoir-faire, des infrastructures, des relations sociales... C'est ce contexte qui nous permet d'exprimer nos talents propres. C'est dire combien la valeur de nos mérites est relative. Pour Herbert Simon, le capital social joue pour 90% dans les mécanismes de production de la richesse. Il suggère qu'on pourrait donc justifier un taux d'imposition de 90%! Sans doute exagère-t-il à dessein. Il est conscient qu'il faudrait tenir compte des facteurs de démotivation qu'une telle fiscalité entraînerait. L'URSS en a témoigné. Si une pensée progressiste doit retrouver de la consistance, c'est en démontant ce «tout-individuel». Il ne s'agit pas d'en finir avec l'individualisme, mais d'en promouvoir une forme qui soit moins aveugle aux données extérieures à l'individu. Tant que sous couvert d'égalité des chances on permettra aux happy few de rafler la quasi-totalité des mises, tandis que les autres seront renvoyés à leur amertume et à leurs désillusions, la décohésion sociale ira bon train. L'égalité des chances n'est tolérable que si, à l'autre bout du spectre social, ne planent ni le risque de la pauvreté ni celui de l'exclusion. ■ Propos de Patrick Savidan, président de l' Observatoire des Inégalités et maître de conférence à l'université de Paris-Sorbonne, recueillis par Thierry Grillet
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