Bulletin du Credit Suisse, septembre 2007Même si personne n’ose l’avouer, le mal semble fasciner chacun d’entre nous - tant qu’il s’abat sur le voisin. Certes, rien ne vaut un bon fauteuil de cinéma pour avoir des sueurs froides sans grand danger. Mais les monstres,
fantômes et
zombies présents à l’écran sont aussi le reflet de la réalité.
[…]
Le mal, un genre recherché
[…] il suffit à certaines personnes de regarder [un] film [d’horreur] pour être prises de symptômes physiques et psychiques […]: augmentation de la respiration et du rythme cardiaque, tension dans les muscles. Nous avons peur devant de tels événements
[maléfiques], même si ce n’est que du cinéma. Notre corps se met à produire de l’adrénaline. Bien sûr, on pourra objecter très justement que personne ne nous force à voir ce genre de films. […] On pourrait penser que les fantômes, les
malédictions et autres phénomènes irrationnels appartiennent à une époque révolue et fassent doucement sourire les citadins du XXIe siècle que nous sommes. Pourtant, il n’en est rien. L’épouvante est un genre qui se porte bien, dans la littérature comme au cinéma.
Morts de peur!
La peur fascine depuis la nuit des temps. Des éléments surnaturels sont présents dans toutes les cultures; d’innombrables mythes et légendes faisant intervenir des morts-vivants ou des endroits maudits captivent l’humanité depuis des siècles, tout en l’empêchant de fermer l’œil. Frank Wilhelm, professeur en psychophysiologie à l’Université de Bâle et spécialiste de la peur, nous explique ce phénomène ambivalent: «Nous interprétons souvent les signes de tension et d’excitation de manière positive. On parle alors d’un effet de suspense.» La tension qui naît quand nous nous plongeons dans des histoires d’horreur s’ajoute à la peur qui surgit quand nous sommes confrontés à des manifestations parapsychiques. Néanmoins, nous conservons une certaine inclination pour le fantastique. Frank Wilhelm poursuit: «Nos toutes premières confrontations avec des ‘fantômes’ se font pendant le sommeil, par exemple lorsque nous rêvons d’une personne décédée. Le rêve nous permet d’assimiler le savoir et l’expérience sous forme de métaphores, c’est un processus que l’on retrouve dans chaque culture. On sait aussi qu’une personne se croyant frappée par une malédiction peut développer des symptômes physiques extrêmement puissants, allant jusqu’à l’arrêt cardiaque et la mort.» Ces situations dramatiques ont également été reprises dans le monde littéraire, comme tout ce qui préoccupe les gens. Nombreux sont les contes populaires dans lesquels les méchants meurent littéralement de peur après avoir vu un fantôme assoiffé de vengeance. Avec l’invention du cinéma, ces histoires ont ensuite été portées à l’écran.
Vampires, psychopathes & Cie
Les premiers films d’horreur furent tournés dès le début du siècle dernier, et les scénarios ne manquaient pas, car le public appréciait depuis longtemps déjà les romans traitant du paranormal, comme «Frankenstein», de Mary Shelley. Les Européens, ou plus précisément les Allemands, ont été les premiers à faire frissonner les masses: en 1920, Robert Wiene tourna un film muet, «Le Cabinet du docteur Caligari», et deux ans plus tard, toujours à l’ère du muet, c’était au tour du vampire Nosferatu de terroriser les salles obscures. Puis vint le «Dracula» de Tod Browning, premier film d’une longue série mettant en scène des monstres en tout genre dans le Hollywood des années 1930. Ce Dracula était doué de parole, et même d’un accent hongrois que lui conférait l’acteur Bela Lugosi. Se succédèrent ensuite quantité de momies enragées, de gigantesques singes hurlants et de morts-vivants composés de lambeaux de cadavres - de quoi remplir les caisses d’Universal Pictures. Mais le premier grand classique de l’horreur était anglais: «The Curse of Dracula», produit par les studios Hammer en 1958, donna la chair de poule au monde entier.
Puis ces créatures lugubres se firent plus rares, et la peur s’installa sur les écrans de manière plus subtile. Le mal était dépeint sous une forme moins directe, il n’avait plus de visage, son appartenance au «mauvais côté» n’était plus si manichéenne. Le bien ne triomphait plus guère, et peu d’histoires avaient une fin heureuse. Les scénaristes préférèrent explorer les confins de l’âme humaine. En 1960, Alfred Hitchcock marqua un tournant dans l’histoire du cinéma avec «Psychose», et le réalisateur Roman Polanski («Rosemary’s Baby»), lui aussi, avait bien compris qu’il n’était pas nécessaire de montrer explicitement l’horreur pour que le public la ressente. Les années 1970 firent la part belle aux psychopathes et aux scènes de violence avec force détails, alors que la décennie suivante multiplia à outrance les films à suites (la série des «Freddy» compte à elle seule huit films). Quant aux années 1990, elles ont encore exploité le filon en proposant, avec des films tels que «Scream», des suites aux suites de films. Autant dire que ces dernières années, l’imagination n’était pas vraiment le maître-mot. Mais si l’on effectue la synthèse d’environ 90 ans de cinéma d’épouvante, il apparaît que le mal est immortel. Mieux vaut donc frapper deux fois!
Made in Japan
Reste à savoir combien de temps les studios de Hollywood auraient pu encore divertir leur public avec des historiettes sans grande consistance, si un changement de taille n’était pas intervenu. Un changement qui, comme pour le domaine de l’économie, nous est venu d’Extrême-Orient. En 2002, Gore Verbinski lança la première partie de la série «Le Cercle» et déclencha une véritable euphorie auprès des amateurs du genre, plutôt blasés. Cette histoire de vidéo maudite n’a pas seulement séduit une poignée d’adolescents, elle est devenue culte. Et Verbinski s’inscrivit en créateur de tendances, car «Le Cercle» n’est rien d’autre qu’une nouvelle adaptation à l’écran du film fantastique japonais «Ringu», du réalisateur Hideo Nakata. Suivit alors une vague de remakes de films asiatiques, japonais pour la plupart, qui prirent le chemin de Hollywood («Dark Water», «The Grudge», «Pulse» ou «La mort en ligne» [One Missed Call], par exemple). La machine à rêves américaine se transforma ainsi très vite en une lucrative usine de recyclage pour cauchemars asiatiques.
Ce phénomène fut baptisé «J-Horror». S’il est vrai qu’à Hollywood, il a su lancer une nouvelle vague d’épouvante, il remonte à la nuit des temps au Japon. Cette tradition s’explique par l’histoire du pays, par sa mythologie, sa religion et sa culture. Le cinéma d’épouvante japonais a surtout puisé dans «Yotsuya Kaidan», une pièce de théâtre écrite en 1825 par Tsuruya Nanboku et qui relate la plus célèbre histoire de fantômes du Japon, si célèbre qu’elle fut portée plus de vingt fois à l’écran. Elle met en scène Oiwa, une jeune femme qui revient, sous la forme d’un fantôme, hanter son mari et le pousser à la folie pour le punir de l’avoir maltraitée de son vivant. Les amateurs de films tels que «Le Cercle» ou «The Grudge» reconnaîtront ici le personnage du «yurei», une figure qui joue un rôle central dans le J-Horror. Les yurei (littéralement fantômes errants) se présentent généralement comme des femmes aux longs cheveux noirs, portant l’habit traditionnel blanc, qui viennent se venger des individus les ayant fait souffrir durant leur vie.
Le Japon connaît une forte croyance dans les fantômes. Contrairement à l’Europe, il met peu en doute les phénomènes mystérieux ou surnaturels, ce qui explique une autre caractéristique du J-Horror: le penchant pour des sujets irrationnels ou manquant de logique. Jay McRoy, professeur d’anglais et de sciences du cinéma à l’Université du Wisconsin et auteur du livre «Japanese Horror Cinema», s’intéresse à ce thème depuis des années: «Le cinéma d’épouvante japonais a recours aujourd’hui non seulement à la figure du yurei, mais aussi aux moyens de communication modernes que sont la vidéo, l’internet et les téléphones mobiles omniprésents, qui ont quelque chose de mystique. Une composante technique reflétant l’histoire du Japon: à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont majoritairement les innovations dans ce domaine qui aidèrent le pays à se reconstruire économiquement. Les éléments clés utilisés dans les films renvoient à ce qui caractérise une société.» Cette analyse s’applique d’ailleurs à tous les films d’horreur, qu’ils soient asiatiques ou américains, et est extrêmement révélatrice. Jay McRoy la reprend en ces termes: «Derrière leur façade d’épouvante plutôt superficielle, ces films servent véritablement à mesurer les personnalités et les comportements marginalisés, voire diabolisés dans notre société. Pour ma part, je pense depuis longtemps que l’un des meilleurs moyens de connaître une société est d’en étudier les monstres.» On peut donc être curieux de découvrir les esprits qui viendront hanter les cinémas à l’avenir. Mais une chose est sûre: ils continueront à incarner le mal. ■
Mandana Razavi
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