Le Nouvel Observateur, 12 juillet 2007
[…] Très tôt, les objets, les hommes, les idées ont circulé. Les premiers mouvements de population datent d'il y a 20 000 ans; les marchandises, et notamment les poteries, ont commencé à passer d'un peuple à l'autre il y a 8000 ans; les idées se sont répandues dès la période mésopotamienne [L'Agora | BNF | Ezida | L'Internaute | Memo], il y a 5000 ans. Mais la mondialisation marchande, sous une forme monétaire, commence au XIIe siècle avec les commerçants de Bruges et de Venise, et surtout au XVIe siècle, avec l'entrée dans le jeu de l'Amérique.
[La mondialisation que nous connaissons aujourd'hui] est similaire par bien des points. Elle est fondée sur le même idéal de liberté, issu de la pensée judéo-gréco-perse, elle se nourrit encore du progrès technique qui réduit le coût de transport. Mais aujourd'hui, elle se heurte à une contradiction majeure. Le marché est par nature globalisé et n'admet ni les frontières, ni les territoires, ni les compétences. La démocratie est, au contraire, limitée par des frontières géographiques et de compétences. Depuis le XIIe siècle, les deux forces en présence, le marché et la démocratie, se renforçaient. Aujourd'hui, le marché devient mondial, alors que la démocratie reste locale. Regardez l'Europe. Il y a bien un marché à l'échelle du continent, mais pas encore de démocratie.
[La globalisation des institutions est plus difficile que les autres.] La globalisation de la musique a été très précoce: dès le Moyen Âge, on importait des instruments de Chine. La globalisation des idées est aussi très rapide: ce fut le cas du monothéisme chrétien, de l'islam, de l'idéal des Lumières, puis du marxisme. En revanche, la globalisation des institutions politiques est beaucoup plus difficile.
[Le risque est que, sans] globalisation des institutions démocratiques, la globalisation du marché conduira à une destruction des institutions étatiques par les marchés, avec un pouvoir croissant des entreprises d'assurance et de distraction, qui remplaceront les États. On verra, on voit déjà apparaître des corporations d'entreprises, qui mettent en place des règles supranationales, comme les accords de Bâle pour la gestion des risques financiers ou la Fifa dans le divertissement. Les inégalités seront plus fortes que jamais. Et nul ne pourra plus gérer le long terme.
[…] Dans l'histoire récente, les vagues de mondialisation se sont toutes conclues par le repli sur soi et le conflit. Au XVIIIe siècle, c'est justement dans la musique que sont apparus les premiers signes de crispation: alors que l'italien était la langue universelle de l'opéra, les États imposèrent d'écrire les opéras dans la langue nationale; et tout cela se termina avec les guerres napoléoniennes et le nationalisme du XIXe siècle. Après la deuxième vague de globalisation, à la fin du XIXe siècle, une nouvelle crispation aboutit aux lois protectionnistes de 1907, au conflit de 1914-1918 et à toutes les dictatures totalitaires. Après trois quarts de siècle de gel, la vague de globalisation n'a repris qu'en 1989. Et elle provoque déjà de nouvelles tensions. Avec la tentation de repli protectionniste aux États-Unis, en Europe et ailleurs, avec aussi le refus de l'immigration.
[La Chine ne devrait pas succéder aux États-Unis comme ces derniers ont succédé à la Grande-Bretagne au XXe siècle comme première puissance mondiale.] La Chine n'a ni l'envie ni les moyens de devenir le centre. Pour être puissant à l'extérieur, il ne faut pas être trop faible à l'intérieur. La spécificité de la prochaine mondialisation, c'est qu'il n'y aura justement pas de centre. Juste une juxtaposition de puissances locales. À moins que l'espace virtuel ne devienne lui-même une nouvelle puissance et soit le prochain cœur du monde. ■ Propos de Jacques Attali, recueillis par Doan Bui et Nathalie Funès
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