Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2006[…] à l'origine du mouvement
écologiste
[Wikipédia], [il y a] le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d'une civilisation. Les premières grandes manifestations de ce souci se sont développées en Amérique du Nord, puis au Japon, puis en Allemagne, d'où elles ont gagné le reste de l'Europe. Elles ont pris la forme de mouvements de protestation, souvent violemment réprimés, contre la confiscation de l'espace public par des méga-industries, des aéroports, des autoroutes qui venaient bouleverser, bétonner, techniciser le peu de milieu «naturel» qui restait et répandre des polluants et des nuisances.
La résistance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n'était pas une simple «défense de la nature». C'était une lutte contre la domination, contre la destruction d'un bien commun par des puissances privées, soutenues par l'État, qui déniaient aux populations le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer.
L' écologie est une discipline foncièrement anticapitaliste et subversive
L'écologie politique ne peut rien être d'autre. Elle est née en 1972 précisément, à la suite d'un rapport de scientifiques britanniques, «Blueprint for Survival» [
Ecologist |
MutherGrumble], et d'un rapport commandité par le
Club de Rome. Il avait en français pour titre
«Halte à la croissance». Il soulignait l'urgente nécessité d'une rupture avec l'
industrialisme et cette religion de la
croissance qui est inhérente au
capitalisme
[Wikipédia | Wikilibéral | Memo | Toupie |
Schumpeter]. Dans [«le
Développement durable. Maintenant ou jamais», de Dominique Bourg et Gilles-Laurent Rayssac, Gallimard], vous pouvez lire des phrases comme celle-ci: «L'ampleur du changement
environnemental tout autant que l'épuisement des
ressources fossiles imposent une transformation rapide et radicale de nos modes de
production et de
consommation, mais aussi de notre
organisation sociale.»
Ils «imposent» une réduction drastique de la production et de la consommation matérielles. Or, comme le notent les auteurs un peu plus haut, «la création de valeur
[Wikipédia], condition du dynamisme de nos sociétés, est nécessairement liée à la croissance des flux de matières et d'énergies».
Vous ne pouvez pas avoir un capitalisme sans croissance ni, a fortiori, un capitalisme de décroissance. Le profit, la «valeur» sont impossibles sans la circulation de marchandises substantielles, détachables de leurs producteurs. La décroissance, dans «nos» économies, a un nom: la
dépression. Vous ne pouvez pas vouloir la réduction des flux de marchandises matérielles sans vouloir une économie radicalement différente de celle-ci, une économie dans laquelle le but premier n'est pas de «faire de l'argent» et dans laquelle la richesse ne s'exprime ni ne se mesure en termes monétaires.
Ceux qui, comme Serge Latouche, appellent la «décroissance» ne veulent ni l'austérité ni l'appauvrissement. Ils veulent avant tout rompre avec l'économicisme, attirer l'attention sur le fait qu'à la base de toute société, de toute économie il y a une non-économie, faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d'autre, de dons sans contrepartie, de gratuité, de mises en commun. L'informatisation, l'automatisation, l'élimination du travail matériel par l'immatériel annoncent un avenir qui pourrait être celui de la non-économie. C'est dans cette optique qu'il faut saisir l'importance des conflits dont les échanges gratuits sur [l’internet] sont l'objet.
L'écologie est-elle porteuse d'une éthique?
C'est ce que soutient Hans Jonas quand […] il écrit que nous n'avons pas le droit de compromettre la vie des générations futures dans l'intérêt à court terme de la nôtre. […] l'approche kantienne de Jonas [fait appel] au sens de la responsabilité de chacun, individuellement. Mais je ne vois pas comment des choix individuels changeront «rapidement et radicalement» notre modèle de consommation et de production. D'autant que ce modèle a été conçu et imposé précisément pour étendre la domination du capital aux besoins, aux désirs, aux pensées, aux goûts de chacun et nous faire acheter, consommer, convoiter ce qu'il est dans l'intérêt du capitalisme de produire.
Il y a longtemps que la production de l'utile et du nécessaire a cessé d'être le ressort de la croissance. Les besoins sont limités, les désirs et les fantasmes ne le sont pas. Dans les années 1920 d'abord, les années 1950 ensuite, le besoin qu'avait l'industrie de produire plus l'a emporté sur le besoin des gens de consommer plus et motivé le développement d'une pédagogie - le marketing, la publicité - qui «crée de nouveaux besoins dans l'esprit des gens et fait augmenter leur consommation au niveau que notre productivité et nos ressources justifient». Ce texte est de 1957.
Les consommateurs et la production doivent être mis au service du capital et non l'inverse. Le lien entre la création de valeur et la création de richesse est rompu: n'est reconnu comme richesse que ce qui peut s'exprimer et se mesurer en argent. Les biens communs ne sont évidemment pas dans ce cas. Les services collectifs sont à abolir dans la mesure où ils freinent ou empêchent la croissance de la consommation individuelle. Celle-ci s'adresse, par le marketing, au désir secret de chacun d'échapper au lot commun, de se distinguer des autres et non d'avoir et de satisfaire des besoins communs à tout le monde. Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a inventé le marketing moderne dans les années 1920, avait bien compris que le consommateur individualisé est le contraire du citoyen qui se sent responsable du bien commun, et que les couches dominantes pourraient être tranquilles aussi longtemps que les gens se laisseraient persuader que les biens de consommation individuels offrent des solutions à tous les problèmes.
[…] une éthique de la responsabilité suppose beaucoup de choses: elle suppose une critique radicale des formes insidieuses de domination qui s'exercent sur nous et nous empêchent de nous constituer en sujet collectif d'un refus commun, d'une action commune. Il faut évidemment que la critique radicale ne s'accompagne - comme chez Naomi Klein dans son «No logo» - d'actions militantes mobilisatrices: boycott des marques, campagnes de Casseurs de Pub, arrachages de semis d'OGM, etc.
Face aux périls du réchauffement climatique, le nucléaire est-il aujourd'hui un moindre mal?
[…] Les réserves d'éléments fissiles sont limitées et restreignent l'avenir du nucléaire. Le problème des déchets n'est pas résolu. Mais surtout le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installations géantes, des usines de séparation isotopique et de retraitement à la fois très dangereuses et vulnérables. Le nucléaire exige donc un État fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret.
Vous avez là tous les germes d'une dérive totalitaire. Les énergies renouvelables, au contraire, se prêtent à une production locale, ne se laissent pas monopoliser ni utiliser pour asservir leurs usagers. Il est vrai qu'elles ne suffiront pas pour faire fonctionner de grands complexes industriels. Mais on aura déjà compris que ceux-ci sont incompatibles avec les «transformations rapides et radicales» dont dépend la survie de l'humanité. […] vous verrez que la révolution informationnelle annonce la disparition de l'industrialisme: nous sortons de l'ère de l'énergie pour entrer dans celle de «l'information» et de «l'immatériel». ■
Propos d’André Gorz, alias Michel Bosquet, philosophe et penseur de l'écologie politique, recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet
Commentaires