Ils entrèrent dans l'église dont la voûte, peinte par le même peintre qui a fait les fresques du théâtre Bellini, semble toujours parcourue par ce vaste et à peine perceptible ondoiement que le vent de la scène imprime d'habitude au rideau. Quelques rayons de soleil, traversant les vitraux des fenêtres, demeuraient suspendus dans l'air comme des vapeurs irisées; au-dessous de ces traits de feu, où les poussières aériennes semblaient tournoyer lentement, l'église fourmillait d'ombre et de petites flammes. Voici le maître-autel, voici la grille en bois, voici le prie-Dieu! [...]
- Agenouillons-nous, dit Ermenegildo, nous serons mieux.
Machinalement, Antonio plia les genoux, à côté de l'oncle qui, les mains croisées sur le manche de sa canne, y appuya le front, présentant à la statue du Sacré Cœur de Jésus son crâne brillant et blanchâtre sur lequel deux dernières mèches, d'un blond presque juvénile, apparaissaient tristement collées.
[...]
- Est-il possible, dit l'oncle, en détachant le front de ses mains et en y appuyant le menton, est-il possible que les mots ciel, paradis, justice divine, paix éternelle, ne correspondent à rien de réel? Ils ne correspondraient à rien, ces mots-là qui sont justement les plus beaux de notre vie? Est-il possible que le nom de Jésus-Christ, je répète: Jé-sus Chri-st, soit le nom d'un pauvre mort et qu'en le prononçant on ne fasse se retourner personne, ni en ce monde ni dans un autre? Je le répète encore: Jésus-Christ, Jé-sus Chri-st; ce serait donc le nom d'un fou qui a vécu il y a deux mille ans, qui s'imaginait de bonne foi verser son sang et mourir seul par pitié pour la faiblesse humaine, laissant debout les soldats qui le fustigeaient, et les tours de la ville qui assistait à son supplice, réprimant seulement avec peine sa toute puissance? Jésus-Christ, un pitoyable halluciné, la tête toujours renversée à regarder le ciel, dont il ignorait en fait la forme, la composition et lumière mais qu'il croyait désormais son royaume, y voyant au milieu, pour lui, un trône doré, à la droite d'un Père assez curieux? Ainsi donc, le soir du jeudi, quand il pria dans le Jardin, répétant de la façon la plus tendre cette parole: «Père», de l'autre côté il n'y avait personne pour l'écouter? Et quand, sur la croix, il promit au voleur converti de l'emmener au ciel avec lui, pauvre voleur, comme il dut blasphémer quand il s'aperçut qu'à la pénombre de l'agonie succédaient des ténèbres toujours plus épaisses et sans espoir!... Ainsi donc, pour nous autres hommes, que nous nous appelions Ermenegildo Fasanaro, ou Jésus de Nazareth, il n'y a que ténèbres et ignorance et, si nous allons à l'école, une philosophie résignée qui se contente d'appeler vérité nos malheureuses questions sans réponses? Eh bien, non! Je le répète pour la troisième fois! Jésus-Christ!... Non, pardieu, non! Jé-sus Chri-st! Ah non, ce n'est pas du tout la même chose que de dire Ermenegildo Fasanaro. C'est bien différent!... Jé-sus Chri-st!... Et cependant, qui sait? Peut-être, dans vingt mille ans, pourra-t-on parler de Lui comme d'un moraliste dépassé et barbare! d'un moraliste peu généreux à l'égard des plus malheureux de nos semblables, les méchants incapables de se racheter, et qu'il ne finissait pas de menacer des châtiments les plus cruels... Ainsi donc, Jésus-Christ est un barbare? Tu as entendu, ce que j'ai dit, Antonio? Jésus-Christ est un barbare! Est-ce qu'on ne rougit pas de honte, rien qu'à entendre prononcer cela? Et que veut dire cette rougeur sinon que la vérité est du côté opposé? Jésus-Christ, Jésus, le nom même de Dieu! Jésus-Christ! Jésus! Jésus! Jésus!...
L'oncle s'affaissa devant sa canne, pressant de nouveau les yeux sur ses mains croisées autour du manche d'argent.
- Jésus-Christ! murmura-t-il de nouveau, sans se départir de son attitude d'abandon, plus je répète ce nom et plus j'en perds le sens... Et néanmoins, comme c'eût été beau si l'un de nous, cet habitant de Nazareth, avait été le fils de Dieu, et qu'il nous attendît de l'autre côté, avec un corps pareil au nôtre, sachant par expérience ce que cela veut dire d'avoir eu des poumons, un foie, un intestin, un cœur avec ses valvules!...
[...]
- ... les glandes, les reins, la matière cérébrale, la moelle épinière... poursuivait l'oncle.
[...]
- ... qui nous aurait attendus près de notre cadavre, ou même les pieds directement sur notre cadavre, et qui nous aurait encouragés, pauvres de nous, épouvantés du saut que nous venions de faire, encouragés rien que par son seul aspect d'homme et même nous aurait souri... Et comme il serait délicieux que ces braves prêtres nous aient toujours dit la vérité, ni plus ni moins que la simple vérité!... Je crois en Dieu le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre... Exactement cela! Dieu le Père a créé le ciel et la terre... Et en Jésus-Christ son fils unique, Notre Seigneur... Rien de plus vrai: Jésus-Christ est son unique enfant et notre unique Seigneur... Je crois à l'Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la vie éternelle, ainsi soit-il. Tout cela est de l'or fin: la communion des saints, la rémission de péchés, la vie éternelle... Comme ce serait beau que, dans ces tableaux qui nous entourent, se reflétât fidèlement, minutieusement, pédantesquement, la vérité: les anges avec leurs ailes, la Madone avec ce visage, Jésus-Christ avec ce cœur hors de poitrine!... Comme ce serait beau que notre Pape Pie XII [...] fût vraiment le Vicaire de Dieu, et que la visite du curé de Zafferana, le soir, dans notre maison de campagne, une lanterne à la main et le parapluie de toile cirée dans l'autre, ne fût pas seulement une chère habitude mais une visite bien utile, bien plus utile que celle d'un niais de médecin, qui te regarde comme une bête qui lui appartiendrait, alors qu'il en sait sur toi, pour t'avoir vu sur une plaque photographique, autant qu'un Sicilien peut savoir de la Chine qu'il a vue au cinéma!... Comme ce serait beau, morbleu! Comme je serais heureux si les choses allaient ainsi!... Et tout au contraire elles ne vont pas ainsi! reprit-il après un silence. Dieu du Christ, elles ne vont pas ainsi! Jésus, fils de Dieu, il ne peut pas être vrai que tu existes. Il ne peut pas être vrai que les assoiffés de justice seront rassasiés et que les malheureux sur terre siégeront à ta droite dans la lumière et dans la joie. Tu ne dois pas avoir raison quand tu promets l'enfer à ceux qui ne croient pas en toi, et ce sont eux, les maudits, qui doivent avoir raison. Et si tu promets l'enfer à ceux qui ne croient pas, de quoi devrons-nous te menacer, nous autres, amoureux déçus? Et si tu as souffert chaque fois que tu voyais quelqu'un ne pas croire à tes paroles, combien devrons-nous souffrir nous, quand nous nous apercevrons que tes paroles étaient une supercherie, un songe, un beau songe dont l'univers ne tient aucun compte, le songe de tant de pauvres hommes qui agonisèreent en espérant et moururent avec leur espérance?... Et d'autre part je ne sais pourquoi, disant ces paroles, il me semble manquer à mes devoirs et déclencher quelque terrible réponse... À moins que ce ne soit l'impression d'un...
- Oncle, l'interrompit Antonio, en pressant sa main et se levant. Il y a un prêtre.
(Dialogue entre Ermenegildo Fasanaro et son neveu Antonio)
Vitaliano Brancati, Le bel Antonio, 1949, Robert Laffont, 2007
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