L'Hebdo, 22 novembre 2007
[L'année dernière, des étudiants de l'Université de Lausanne participaient - sous la direction de Rolf Kümmeri qui faisait alors sa thèse au Département d'écologie et évolution - à une étude sur la coopération entre êtres humains. Les résultats] ont été suffisamment intéressants pour donner lieu à une publication
[Human cooperation in social dilemmas: comparing the Snowdrift game with the Prisoner's Dilemma] dans la très sérieuse revue britannique
Proceedings of the Royal Society. Il en ressort en effet que les femmes, comme on le pensait, sont souvent plus coopératives que les hommes, elles adaptent en fait leur stratégie à la situation sociale. Et elles se retrouvent fréquemment gagnantes.
La question taraude les psychologues, mais aussi les économistes et même les mathématiciens qui l'ont mise en équation: pourquoi des individus n'ayant aucune relation de parenté sont-ils si prompts à collaborer - voire à se montrer altruistes - alors que la sélection naturelle (et la société) les poussent à la compétition? Quels avantages y trouvent-ils et comment font-ils la part des coûts et des bénéfices d'une telle attitude?
Pour y répondre. les psychologues ont habituellement recours à la théorie des jeux et notamment au paradigme du «dilemme du prisonnier». Deux présumés complices sont arrêtés et placés dans des cellules séparées. Manquant de preuves, les policiers leur proposent un marché: celui qui avoue avoir participé au délit et dénonce son acolyte sera libéré, alors que l'autre écopera de la peine maximale. Si les deux parlent, ils seront condamnés à une peine plus légère et si aucun ne lâche le morceau, les compères auront tous deux la peine minimale. Dans ce cas, si les adversaires ne jouent qu'une seule fois, il est plus payant de laisser tomber son complice et d'avouer, mais si le jeu se répète, on a intérêt à collaborer avec lui pour l'inciter à en faire autant. À terme, le «coût» de la coopération (le prisonnier restera derrière les barreaux) est donc compensé par un bénéfice (il gagnera quelques mois de liberté).
Estimant que ce test ne reflète cependant pas toutes les situations de la vie sociale, Rolf Kümmerli et ses collègues on utilisé un autre exercice, le «jeu de la congère». Deux automobilistes sont coincés par un mur de neige. Là, chacun a intérêt à attendre que l'autre déblaie l'obstacle. Mais si le premier ne bouge pas, mieux vaut pour le second prendre la pelle pour ne pas rester coincé. Une situation que l'on rencontre «fréquemment dans la vie professionnelle», dit le chercheur, et dans laquelle l'entraide a un bénéfice plus immédiat.
Les biologistes ont donc enrôlé 96 étudiants qu'ils ont regroupés par paires (chaque joueur étant isolé de son adversaire) et ils les ont tous fait participer à l'un et l'autre de ces «jeux». En couplant ces deux tests et en comparant les réactions des représentants des deux sexes - ce qui constitue la double originalité de leur travail - les chercheurs sont arrivés à des conclusions imprévues. D'après les théories en vigueur, les femmes sont plus enclines à collaborer que les hommes. Mais «à sa grand surprise» Rolf Kümmerli a constaté que la réalité était plus nuancée.
L'étude montre que, dans le dilemme des prisonniers, les actes de coopération sont en effet «deux fois plus fréquents entre deux joueuses qu'entre deux joueurs.» Les étudiantes adoptent plus volontiers des réactions du type «œil pour œil» (tu coopères, j'en fais autant; tu triches, alors moi aussi!). «Cela signifie que dans un contexte dans lequel il y a un risque élevé d'être exploité par un tricheur, elles choisissent des stratégies plus coopératives que les hommes», dit Rolf Kümmerli. Et elles obtiennent des meilleurs scores. En revanche, dans le jeu de la congère, leur attitude n'est pas très différente de celles de leurs partenaires masculins. Signe, selon Laurent Keller, directeur dur Département de biologie de l'évolution de l'Unil et cosignataire de l'article, que «le comportement des femmes dépend de la situation sociale dans laquelle elles sont placées». Par ailleurs, les hommes ne sont pas des égoïstes «inconditionnels, notent les auteurs de l'étude. Ils changent apparemment leur stratégie en réponse à celles des femmes et sont moins coopératifs lorsqu'ils jouent contre des mâles que contre des femelles».
«Mâles», «femelles»: on reconnaît bien là le vocabulaire des biologistes de l'évolution. Et l'on peut s'étonner que ces scientifiques, habitués à travailler sur les insectes - fussent-ils sociaux - se mêlent des agissements des êtres humains. Les psychologues ne risquent-ils pas de s'offusquer de cette incursion dans leur territoire? Les démarches sont complémentaires, répond Laurent Keller: «Les spécialistes des sciences humaines cherchent à comprendre l'origine des comportements au sein de la société et de la famille, alors que nous nous plaçons dans le contexte de l'évolution.» «Si la sélection naturelle favorise la coopération, ajoute Rolf Kümmerli, il est intéressant de comprendre comment cela se passe dans les différentes espèces.» ■ Elisabeth Gordon
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