Bulletin du Credit Suisse, novembre 2007
Depuis des millénaires, l’
architecture s’intéresse aux
points cardinaux. Le système formé par ceux-ci fournit aux hommes des points de repère dans l’espace et dans la vie. L’orientation vers l’est, en particulier, est une constante qui a traversé les époques et les cultures. Les raisons en sont multiples.
Le lieu où se lève le soleil revêt une importance particulière: le soleil est source de vie et de lumière, il divise les journées, les mois et les années en cycles sur lesquels l’homme n’a aucune prise. Ce constat a influencé le quotidien, la religion et, par là même, l’architecture de différentes cultures à travers les millénaires, comme celles des Indiens, des Chinois, des Romains ou encore des Grecs. Selon diverses études et fouilles archéologiques, ces cultures antiques se fondaient sur des connaissances identiques. Mais les motivations et les mécanismes qui sous-tendaient leur architecture, et plus spécialement le choix d’orienter un bâtiment à l’est, sont variés: relation
métaphysique entre architecture et religion pour les uns, intérêt avant tout fonctionnel ou sanitaire pour les autres.
Les savants occidentaux et orientaux possédaient de grandes aptitudes pour l’observation des phénomènes naturels. Ils s’intéressaient notamment à l’étude des lois du cosmos, et plus particulièrement des astres. Des cultures comme celles de la Chine ou de l’Inde ont cherché à améliorer la qualité de vie des hommes en leur fournissant les moyens de vivre en équilibre et en harmonie avec les forces de la nature. Les principes architecturaux du
feng shui chinois ou du
vastu indien accordent ainsi une grande importance aux points cardinaux et à leur influence sur la santé humaine. La position du soleil, et par conséquent la direction de l’est, tiennent une place essentielle dans la pratique architecturale du vastu. Selon les historiens, cet enseignement serait né entre 6000 et 7000 av. J.-C. Dans l’Inde antique, le vastu faisait partie intégrante de la vie quotidienne. Les villes, les palais, les temples et les habitations privées, de même que les théâtres et les ouvrages de défense étaient construits selon ses principes. Ces derniers reposent principalement sur les propriétés des points cardinaux. Qu’il s’agisse de la conception d’un bâtiment ou de son aménagement intérieur, chaque point cardinal possède une qualité propre qui influence tout ce qui se trouve ou se déplace dans sa direction.
L’est et ses dérivés, le nord-est et le sud-est, occupent une position particulière. Dans le vastu, l’est est le premier des points cardinaux parce qu’il indique la direction du soleil levant et de son énergie. Considéré comme le plus favorable, il symbolise la richesse et la prospérité et revêt une fonction paternelle. Son gardien est
Indra, chef suprême des dieux, qui incarne la puissance et la force. Très tôt, le vastu a reconnu l’influence positive exercée par la lumière du soleil levant sur l’organisme. D’où l’attention particulière accordée au soleil du nord-est et du sud-est. Olivera Reuther, ingénieur diplômée en architecture à Berlin, applique les principes du vastu à toutes ses conceptions. Concrètement, cela se traduit ainsi: «Les rayons du soleil levant doivent tomber directement sur le terrain et la maison, c’est pourquoi les parties nord-est, est et sud-est du terrain ne doivent pas être construites. Le plus judicieux est d’orienter l’entrée principale de la maison vers l’est. Les fenêtres de la façade orientale sont aussi plus grandes et plus nombreuses que les autres. Les pièces comme la salle de bains et la cuisine, qui exigent une propreté particulière, sont idéalement implantées à l’est ou au sud-est de la maison. Enfin, il est recommandé de se tourner vers le levant pour dormir, manger, cuisiner ou méditer.» Le vastu connaît actuellement un renouveau en Inde et rencontre également un intérêt croissant dans le monde occidental, particulièrement en relation avec l’
ayurveda. Ses principes millénaires sont encore parfaitement visibles dans des ouvrages comme la ville-temple de
Madurai dans le sud de l’Inde.
Tandis que les écrits
védiques ne nous sont parvenus que sous forme de fragments, une autre œuvre de l’Antiquité consacrée à l’architecture subsiste dans son intégralité: «Les dix livres d’architecture» de Marcus Vitruvius Pollio, dit
Vitruve
[Architectura | Remacle]. Rédigée autour de 33 av. J.-C., à l’époque de l’empereur Auguste, cette œuvre a exercé une influence majeure sur la théorie architecturale en Occident. Vitruve promouvait lui aussi l’orientation des maisons et des villes en fonction de la course du soleil et de la direction des vents. L’architecture profane, c’est-à-dire la construction des bâtiments dédiés aux activités courantes par opposition aux édifices religieux, répondait toutefois à des considérations essentiellement pragmatiques, privilégiant des facteurs tels que la superficie, les besoins des occupants ou les contraintes naturelles. L’objectif était de bâtir des édifices sains dans les règles de l’art. Ainsi Vitruve recommandait-il d’orienter les enceintes des villes non pas vers la direction la plus froide ou la plus chaude mais vers l’est et l’ouest, aux températures plus modérées, afin de faciliter la circulation de vents plus favorables dans les rues et de protéger les habitations. Selon lui, les chambres à coucher et les bibliothèques étaient idéalement exposées à l’est «car leur usage demande la lumière du matin". Dans les édifices sacrés, tels que les autels et les temples, l’orient jouait un rôle important: "Si rien ne s’y oppose et si l’on peut à son gré en fixer la position, l’image du dieu qui aura été placée dans la cella devra regarder l’occident, afin que ceux qui viennent déposer des victimes sur l’autel ou faire des sacrifices aient le visage tourné à la fois vers l’orient et vers l’image qui est dans le temple.»
Cette orientation vers l’est n’est pas l’apanage des Romains et des Grecs mais se retrouve aussi dans d’autres cultures du bassin méditerranéen au cours du dernier millénaire avant notre ère. L’autel orienté à l’est dans le sens axial est l’une des principales caractéristiques des sanctuaires de l’Antiquité. La statue de culte abritée dans le temple était tournée vers l’est et, lorsque le terrain le permettait, l’entrée principale du temple s’ouvrait également vers le levant. Le mot «orientation» lui-même vient du latin «oriens» et signifie «qui se lève», tandis que chez les Grecs, le soleil levant est désigné par "anatolê". "Pour les Romains comme pour les Grecs, l’axe est-ouest était un élément fondamental de la pensée religieuse et d’une conception particulière de la culture, explique Christian Russenberger, archéologue à l’Université de Zurich. Cela tient à l’image qu’ils se faisaient du monde et de la civilisation. Les Grecs pensaient par exemple que la culture était originaire de l’est, ce qui était en partie vrai. Certaines divinités, comme
Dionysos, étaient réputées provenir d’Orient, alors qu’il s’agissait en réalité de dieux grecs.
Ainsi, le levant était considéré comme source et ferment de la culture. Mais les Grecs voyaient aussi l’est comme une région aux conditions climatiques propices à l’amollissement et à la décadence. À l’opposé, l’ouest passait pour particulièrement barbare du fait de la rudesse de son climat. Les Grecs estimaient donc occuper une position parfaitement équilibrée entre ces deux extrêmes.
Si Vitruve fait allusion à l’orientation vers l’est, ce principe - tout comme la religion d’ailleurs - ne s’exprime pas chez lui de manière aussi dogmatique que dans l’architecture chrétienne. Celle-ci a toujours accordé un grand pouvoir symbolique au levant. Dès les origines du christianisme, les chrétiens prononçaient leur promesse de baptême tournés vers l’est, tandis qu’ils clamaient la phrase «Je renonce au mal» en direction du soleil couchant. Dans un premier temps, la lumière pénétrait dans les églises par une porte ouverte à l’est. Plus tard, l’autel devint un élément primordial de l’édifice religieux puisqu’on y célébrait les principaux rites de la messe. Le sens des églises chrétiennes fut alors inversé aux alentours des VIIIe et IXe siècles. À partir de cette époque, l’axe longitudinal s’étendait généralement d’ouest en est, le chœur et l’autel pointant vers l’est et l’entrée principale se trouvant à l’ouest. Dans la liturgie contemporaine, le prêtre fait face à ses fidèles, mais il était autrefois tourné vers l’est. Même lors des inhumations dans les églises ou les cimetières, le visage du défunt était généralement positionné vers l’est. Et comme le soleil ne se lève pas exactement au même endroit tout au long de l’année, certaines églises sont orientées en fonction du soleil levant d’un jour particulier. Pour la cathédrale Saint-Etienne de Vienne, par exemple, il s’agit du lever du soleil du 26 décembre 1137 (jour du patron de l’église l’année où débutèrent les travaux).
[Pour Lothar Schmitt, historien de l’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale (EPF) de Zurich], le fondement de l’orientation à l’est est le suivant: «Dans l’imagerie du Moyen Age, l’église reproduisait la sphère céleste. Certains passages de l’Ancien et du Nouveau Testament désignent le Messie comme 'l’homme du nom d’Orient' ou 'le soleil de la justice' (sol iustitiae). Le soleil levant était par conséquent une représentation symbolique du Christ ressuscité.» Isidore de Séville, un auteur majeur de l’aube du Moyen Age, figurait le ciel avec deux portes, l’orient et l’occident, par lesquelles entrait et sortait la lumière du soleil. Dans la représentation du monde au Moyen Age, le paradis était placé à l’extrême est. Selon le théologien
Honorius d’Autun, les chrétiens se tournent dans cette direction parce qu’ils visent à entrer au paradis.
Les églises modernes aussi sont souvent tournées vers l’est. La célèbre chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, conçue par
Le Corbusier, en offre un bon exemple. Né en 1887 à La Chaux-de-Fonds, l’architecte franco-suisse, l’un des chefs de file du mouvement moderne, était considéré comme un véritable «adorateur du soleil». Bruno Maurer, historien de l’architecture à l’EPF de Zurich, le décrit comme un philosophe de la nature: «Le Corbusier croyait fermement à la force de la nature. C’est pourquoi le cours du soleil, l’ensoleillement et l’orientation ont joué un rôle central dans ses conceptions. En témoignent non seulement la quasi-totalité de ses œuvres, mais aussi ses écrits sur l’architecture et l’urbanisme. L’une de ses formules favorites, maintes fois citée, est 'soleil, espace, verdure'. En 1942, il écrit même explicitement: «La journée solaire de 24 heures est la mesure de toutes entreprises urbanistiques.» Il entendait par là l’orientation par rapport au jour et à la nuit comme référence ultime de toutes les mesures d’urbanisme.
Le mouvement moderne s’est notamment inspiré des découvertes du XIXe siècle. Il a adopté les théories
hygiénistes, dont l’objectif était de lutter contre la tuberculose et d’autres maladies graves. Des recherches scientifiques avaient en effet étudié l’importance de l’ensoleillement et démontré son influence positive sur la santé. «Ces résultats ont influencé l’architecture et l’orientation des bâtiments, explique Bruno Maurer. Les nouvelles méthodes de construction répondaient prioritairement à des exigences sanitaires et non plus à des considérations de représentation ou de statut. L’exposition à l’est s’imposait chaque fois que l’on voulait éviter le rayonnement direct. C’était le cas dans le concept des salles de classe modernes, où l’orientation recommandée était est-est-sud. Ou dans la construction de logements: de nouvelles typologies urbaines se propageaient, comme la construction en rangées, qui, avec une orientation nord-sud, produisait uniquement des appartements éclairés par le soleil levant ou le soleil couchant, voire les deux.»
Quelle place l’orientation vers l’est tient-elle aujourd’hui encore dans l’architecture? Bruno Maurer: «L’architecture actuelle est largement influencée par les nouvelles évolutions et normes techniques, comme le vitrage isolant ou les cellules solaires. Mais tout architecte sensé tient compte de la course du soleil dans la disposition d’un bâtiment et de ses pièces. Deux mille ans après Vitruve, l’intérêt d’une chambre à coucher tournée vers le soleil levant et d’une loggia exposée à l’ouest, vers le coucher de soleil, n’est plus à démontrer.» ■ Regula Gerber
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