Migros Magazine, 24 décembre 2007
On pourrait […] résumer les fonctions du parfum avec […] trois mots […]: «Communiquer», «Se soigner» et «Séduire». Dans l’Antiquité, c’est plutôt communiquer, au sens d’un rapprochement avec les dieux: les Grecs se passaient de l’huile parfumée sur le corps pour plaire aux divinités. C’étaient des parfums qui s’envolaient vers les dieux sous forme de fumigations, l’ encens, des résines brûlées. On était là dans un phénomène mystique.
Au Moyen Âge, avec les plantes, les onguents, les potions, les philtres, l’aspect «soins» prédomine. On n’est pas loin de l’ alchimie, de la magie. Magie des plantes, symbolique des couleurs: pour un mal de tête on utilisera des médecines à base de fleurs blanches, pour les plaies plutôt des plantes rouges. Les parfumeurs sont alors des alchimistes qui fabriquent des potions. C’est encore expérimental. Au XXe siècle, le grand siècle de la parfumerie, la séduction en revanche l’emporte. Il y a aussi de la communication mais sans plus rien de religieux: c’est le règne du marketing éphémère.
Très vite, le parfum s’est fait profane…
Les Égyptiens portaient des parfums, des colliers de fleurs, mettaient des fleurs dans leur maison pour parfumer l’ambiance, cela sentait bon, c’était frais. Un procédé consistait à mettre des graines de sésame sur de la graisse, ou à utiliser directement la graine, elle-même déjà assez grasse, pour obtenir une sorte d’onguent, de produit parfumé. Tout cela réservé à une élite...
De la magie du parfum à sa banalisation
D’où venaient les prêtres? Les vestales? Des familles nobles. Le parfum, c’était l’élite, mais ce n’est plus l’élite. Aujourd’hui, on l’a démythifié. Le parfum est devenu à la fois un produit de luxe et de grande consommation. Tout est parfumé: votre voiture, votre dentifrice, votre saucisson. C’est un autre concept. Mais le rituel n’a pas changé: que ce soit en Chine, en Inde, en France, on utilise encore l’encens dans les cérémonies religieuses.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le lancement d’un produit pouvait se faire sur des slogans du genre «Le parfum que votre femme de ménage ne portera jamais». Aujourd’hui, dans une société de consommation, à l’ère du zapping, on mettra plutôt l’accent sur le parfum que tout le monde porte. Car tout le monde aujourd’hui est parfumé: les gamins, le bébé qui vient de naître, les chiens, les hommes et les femmes, qui ont trois, quatre, cinq produits parfumés, suivant l’humeur, la saison, la soirée... C’est exactement comme la mode.
L’industrialisation
La même usine de matières premières va vendre sa formule à une maison de parfumerie très connue, et une autre formule pour l’entretien des sols ou un dentifrice, plus intéressants en matière de tonnage que le petit produit de luxe. C’est tout cela, la parfumerie. Les différents produits se côtoient indifféremment dans les pubs: parfums, désodorisants, sprays d’ambiance, dentifrices, produits de nettoyage.
Du naturel à la chimie
Les parfums d’origine animale ont progressivement disparu en raison des grands mouvements de défense des animaux. Pourtant, pour produire les parfums d’origine animale comme le castoréum, la civette, l’ ambre, le musc, on ne tuait pas les bêtes. Alors qu’on portait, dans le même temps, de nombreux manteaux de vison qui ne gênaient personne. Et puis quand on avait par exemple tué un castor pour sa peau, on pouvait bien se permettre de récupérer les poches de castoréum qui sont des glandes sexuelles. Ou alors on faisait de véritables élevages, on endormait l’animal et on curetait la sécrétion animale. Mais ce n’était plus trop dans l’air du temps, ça faisait désordre et c’était très cher, donc ça arrangeait un peu tout le monde de changer. Maintenant, on utilise des produits de synthèse pour remplacer ces notes animales qui donnaient toute sa chaleur à un parfum.
Si on n’utilise que du naturel, on va être capable de faire des eaux de toilette, mais rien que cela. Si on n’utilise que de la synthèse, on est capable de faire de très bons produits pour sols, mais rien que cela. Il faut de tout à bon escient. Par exemple, la lavande ne coûte pas très cher, il ne sert donc à rien de faire une lavande de synthèse. Mais la lavande naturelle, traitée avec les feuilles et les tiges, va être trop piquante, avec un arrière-goût âcre: là on a besoin de la synthèse pour se rapprocher d’une lavande plus légère, qui corresponde mieux à l’odeur de lavande qu’on recherche. On ne peut pas dire qu’il y a d’un côté le gentil naturel et de l’autre la vilaine synthèse. La vilaine synthèse existe depuis le XIXe, on la trouvait excellente dans les premiers parfums – Guerlain, Lubin, Numéro Cinq – des produits extraordinaires. Heureusement qu’il y a eu la synthèse à cette époque-là pour aider les parfumeurs. C’était la technicité au service de la créativité. Aujourd’hui, on est plutôt dans un discours qui met en avant le côté bio, le retour au naturel, mais ce n’est que du marketing.
Alors qu’il y a cinq cents jasmins différents, la parfumerie ne va en utiliser que quatre ou cinq. C’est comme le vin: le jasmin d’Égypte n’est pas le même que le jasmin des Indes ou le jasmin grassois. Ce n’est pas non plus le même prix. Suivant le produit qu’on veut obtenir, on va utiliser davantage l’un ou l’autre. Pareil pour les roses ou les autres matières premières, ça dépend du résultat que l’on veut. On peut vouloir une odeur plus douce, une odeur de tête, une odeur de base, on utilise des produits différents. Dans un produit de toilette, ce n’est peut-être pas nécessaire de mettre le produit le plus cher, comme il n’est pas nécessaire de boire le meilleur bordeaux en mangeant un hamburger.
De tout temps, les hommes se sont autant parfumés que les femmes
Le premier Jicky de Guerlain (1889) était un parfum pour homme mais ce sont les femmes qui l’ont utilisé. Les hommes se servaient plutôt d’ eau de Cologne. Après-guerre, avec la fin des périodes de restrictions, de nouveaux marchés sont apparus, dont le marché masculin. Le plus célèbre c’est le lancement d’Eau sauvage, en 1966. On a commencé à produire des parfums masculins dans les années 60-70, et puis il est devenu de bon ton de faire des parfums androgynes. Comme ça, plus de problèmes de marché: on est jeune, on est vieux, on est grand, on est petit, on est blond, on est brun, on est homme, on est femme, allez, zou, le même parfum. On croit être original, et tout va dans le même sens, on suit l’air du temps. Les traits, la mode, les pensées sont moins marqués: on va vers une uniformisation mondiale.
La crainte de l’eau a longtemps joué en faveur du parfum
C’était vrai de la fin du Moyen Âge au XVIIIe, durant la période des pestes. Il ne fallait surtout pas prendre de bains pour que les microbes ne rentrent pas avec l’eau dans les pores de la peau. C’était de la méconnaissance. Mais il y avait énormément d’épidémies, l’air était pollué, on pensait, cette fois à juste titre, qu’il ne fallait pas respirer des microbes, donc qu’il fallait parfumer l’air. On utilisait des parfums violents, parce que plus c’est fort, mieux ça chasse. On est encore dans la croyance. C’est l’aspect curatif du parfum. On va mettre des pots-pourris pour chasser les miasmes de l’air. ■
Propos de Christine Grasse, historienne, directrice du Musée international de la parfumerie, Grasse, recueillis par Laurent Nicolet
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