Le Courrier, 27 novembre 2007
Peut-on réduire le point de vue de l'historien à l'expression de ses a priori, c’est-à-dire peut-on accepter l'idée que l'historien lorsqu'il fait de l'histoire, à défaut de faire l'histoire, écrit selon ses préjugés, son opinion personnelle en quelque sorte? L'historien n'écrirait que son histoire, vraie de son point de vue, et il n'y aurait pas de vraie histoire, mais seulement une multiplicité d'opinions plus ou moins équivalentes. Cette idée, sans doute généreuse puisqu'elle semble faire la part belle à la pluralité des interprétations, à la subjectivité de l'historien, paraît cependant ingénue et périlleuse en particulier sur le plan pédagogique. Elle confond a priori et interprétation, oblitère les exigences et les compétences qui fondent le travail de l'historien qui lui permettent précisément de dépasser ses propres préjugés. Plus gravement, elle dévalorise l'ambition de vérité qui sous-tend la connaissance historique.
Faire crédit, sans nécessairement le vouloir, à un tel relativisme, c'est aussi laisser la porte ouverte à des «interprétations» qui, rarement, s'embarrassent de réflexions
«herméneutiques» ou de scrupules
éthiques pour instiller ici et
là, notamment dans les médias ou à l'école, tous les
négationnismes pervers et les
créationnismes délirants. Que ces
idéologies frelatées cherchent par tous les moyens à se faire reconnaître comme des «interprétations scientifiques» parmi d'autres doit nous inciter à rester vigilants et clairvoyants sur notre
responsabilité d'historien.
Il est de bon ton aujourd'hui de faire l'impasse sur la question de la vérité
historique en réfutant mollement un objectivisme dépassé, imparfait ou illusoire. En réaction à ce désenchantement, il convient de rappeler que la recherche de vérité, aussi problématique soit-elle, doit demeurer un impératif de l'historien, comme elle doit rester aussi une exigence de tout lecteur de
livre d'histoire.
Pas plus que la réalité, la vérité historique n'est donnée; elle se construit le long d'une chaîne d'enquêtes, de propositions, de débats et parfois de controverses. Toute interprétation qui se veut «historienne» n'est recevable et reconnue comme telle qu'au terme de processus critiques de discussions et de validations.
C'est une vision trop simple: l'historien, pour construire ses interprétations, traque d'abord les falsifications et les interprétations fallacieuses, dévoile les préjugés de l'époque qui sont aussi les siens et leur oppose des éléments de connaissance critique, éprouvée, vérifiée du passé qui font sens pour ses
contemporains.
La connaissance historique n'est pas une simple collection de faits et d'événements; elle prend sa signification dans l'interaction que l'historien met en évidence entre le présent dans lequel il vit et le passé dont il a fait son objet d'étude, aux fins de le rendre intelligible pour chaque génération.
Dans les pays démocratiques cependant, en particulier en ces temps de régressions démocratiques, les manipulations du passé, officielles ou non, ne sont pas rares. L'histoire fait aujourd'hui l'objet d'appropriations médiatiques et judiciaires nombreuses et souvent problématiques. Qu'on songe aux lois sur les génocides, à la judiciarisation de l'histoire coloniale, aux revendications mémorielles. La médiatisation de l'histoire, l'apparition de nouvelles formes de transmission, les journaux, l'audiovisuel, l’internet, ont également changé la relation traditionnelle entre l'histoire et ses lecteurs. De même qu'a changé le rôle socialisateur et civique de l'histoire transmise par
l'école.
L'histoire des historiens trouve encore difficilement son chemin pour accéder à un plus large public, qui semble lui préférer des versions «plus sexy» proposées par des éditeurs et des auteurs pour qui l'histoire semble être une passion sans nécessairement être une profession. Assurément, les historiens professionnels ont à faire un effort de «communication» et peut-être de «séduction» pour rendre leurs travaux plus accessibles, encore faut-il leur laisser une place dans un espace désormais saturé par les médias et les
«vulgarisateurs» plus ou moins habiles.
Le risque, aujourd'hui, c'est une dévaluation générale du passé qui tend à mettre sur un même plan toutes les interprétations pourvu qu'elles soient attrayantes et qu'elles nous distraient des révisionnismes, des irrationalismes, et de tous les intégrismes néoconservateurs, idéologiques ou religieux. Ces interprétations ne nous affranchissent ni nous arment intellectuellement
contre des opérations de manipulation.
Il est urgent que les historiens réagissent, n'abandonnent pas l'espace public aux conteurs ou aux falsificateurs, fassent entendre leur voix simplement et clairement pour faire valoir la marche lente, incertaine mais rigoureuse et maîtrisée de la recherche historique. ■ D’après Bertrand Müller, ancien rédacteur de la Revue suisse d'histoire, enseigne aux universités de Genève et de Neuchâtel
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