Il est remarquable que le raisonnement cartésien le plus élémentaire qui aurait consisté à étudier l'intelligence de l'animal d'après le parti qu'il tire de ses possibilités physiques, en vue de la satisfaction de ses besoins et de l'amélioration de ses conditions de vie, soit absent, même chez Descartes. Le pouvoir de communication orale reste pour lui le premier critère de l'intelligence, et il ne saurait reconnaître l'existence de cette dernière chez les animaux, apparemment incapables de nous faire connaître leurs sentiments, au moyen d'un langage. (Trois cents ans plus tard,
Paul Valéry retournera la proposition cartésienne, qui sous-entend que l'esprit, don divin, est antérieur au langage, et écrira: «Le langage a presque tout fait, et entre autres choses il a fait l'esprit», mais c'est s'enfermer dans le problème de la poule et de l'œuf.) À propos du langage, il n'est pas excessif de dire que Descartes extravague. «Regardez les sourds-muets, nous dit-il, ils ont trouvé le moyen de s'exprimer par des signes des mains. S'ils étaient intelligents, les animaux les imiteraient!» Des singes éduqués dans des laboratoires américains apportent aujourd'hui une réponse à Descartes: ils savent traduire en gestes leurs principaux désirs. On a même appris à une guenon à utiliser des jetons symbolisant des êtres vivants, des objets, des couleurs, des actions, etc., d'une façon conventionnelle, non figurative, et constituant en somme des mots matérialisés. La guenon se sert aujourd'hui de cent trente de ces mots, dans des phrases complètes qui vont jusqu'à comporter le conditionnel. D'autres singes ont appris quelques mots monosyllabiques, leur manque de cordes vocales semblables aux nôtres ne leur permettant pas d'aller plus loin. Quant aux autres animaux, conformés d'une manière qui ne rappelle en rien l'homme, réduits au cri et ne possédant pas de mains, comment pourraient-ils communiquer avec nous? Pour que l'usage d'un code soit possible, il faut qu'il y ait, chez les deux interlocuteurs en présence, similitude des organes de transmission. De plus, il semble que l'animal juge plus simple, au lieu de recourir à l'expression verbale ou gestuelle, de faire connaître ses désirs en se référant directement à l'objet qui signifie leur satisfaction. S'il veut sortir, il se place contre la porte; près de son écuelle vide, s'il a faim. Mimique de l'essentiel. Il se peut que l'animal n'ait rien à dire, sans qu'on doive pour autant le juger inintelligent. Il est grand temps de réhabiliter le laconisme.
Cependant, l'expression mimée apparaît plus riche, plus complexe, chez l'animal, quand il s'abandonne à son imagination. Qui de nous ne l'a observé? Ce n'est que dans le jeu que nous parvenons à développer nos échanges avec les bêtes. Retournons à Montaigne, toujours meilleur quand il part, dans ses propos, d'expériences personnelles que quand il se laisse entraîner et bercer par le flot des citations d'auteurs anciens. «Quand je me jouë à ma chatte, qui scay si elle passe son temps de moi plus que je ne fay d'elle?» écrit-il, ajoutant dans une édition suivante (et ce sont là les mots qui méritent de nous retenir), «nous nous entretenons de singeries réciproques». Je prends, sans commettre un abus, le verbe «s'entretenir» dans son acception courante, qui impose l'idée d'une conversation, et je n'ai pas à aller bien loin pour vérifier que je suis autorisé à le faire. Les deux chatons de ma voisine sont venus contre mon fauteuil. Dans ce village, comme dans tous ceux de la région et même dans tous ceux de France, les chats sont en général d'assez petite taille et plutôt chétifs. Les unions consanguines répétées et la sous-alimentation en sont la cause. Les chatons n'en perdent pour autant rien de leur grâce. Je ne décrirai pas leurs bonds, leurs postures, leurs vifs coups de patte, leurs cabrioles, quand je les provoque avec mes doigts, un brin de paille ou un bout de ficelle. Mimique de la chasse, répétition des mouvements qu'ils feront bientôt pour se saisir d'une proie. Sans doute. Mais ils ne se contentent pas de simuler une attaque; ils trouvent là le prétexte d'une démonstration de tout ce qu'ils sont capables d'accomplir. Ils se laissent retomber sur le dos sans nécessité, font rouler leur tête d'un côté à l'autre, en mordant l'air, semblent pédaler, avec leurs pattes de derrière, se remettent debout, pirouettent, reviennent à l'attaque et, griffes rentrées, donnent de petites tapes sur ma main, qui s'était immobilisée, pour me rappeler à notre affaire. Quand, attaquant à mon tour, je me montre un peu trop brutal, par inattention, le chaton pousse un petit cri, mais reste sur place, alors qu'il s'enfuirait, si nous ne jouions pas.
Entre l'animal et moi, le jeu établit un connivence, une communication. Le chaton invente des mouvements, des mimiques, des feintes, afin de provoquer de ma part une réponse, dans laquelle moi aussi je m'efforcerai d'apporter une nouveauté et qui relancera la partie, menacée par la monotonie. Ces échanges, pour limités qu'ils soient, constituent un dialogue dont nos rapports habituels avec les bêtes n'offrent jamais l'équivalent. La raison en est que l'animal m'a entraîné dans son domaine, la chasse, activité principale de l'espèce à laquelle il appartient. La situation inverse est impossible: l'animal ne passe jamais dans le monde humain. C'est toujours nous qui devons aller au-devant de lui, en rassemblant en nous tout ce qu'il nous reste d'enfance.
Pierre Gascar, L'Homme et l'Animal, Albin Michel, 1974
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