Le Temps, 9 mai 2001
Le phénomène des personnels d'entreprise, des équipes sportives et des corps de métier qui se déshabillent collectivement sous le regard d'un photographe
[Chacun d'entre nous a l'occasion de constater les effets de l'effacement des limites de la sphères intime], avec le téléphone portable par exemple. Il ne se passe pas un matin sans que, dans le bus ou le train, nous ne soyons le témoin de conversations privées. Nous avons droit à tous les détails de l'organisation domestique [...] aux câlins, «bisous», «fifilles», «bébé», «chouchou», etc. Rien ne nous est épargné. De ce fait, à notre corps défendant, nous sommes transformés en voyeurs. Or c'est peut-être le voyeurisme auquel nous devons nous résigner en permanence qui incite à l'exhibitionnisme: être vu, se montrer devient une norme sociale, un gage de réciprocité, une preuve que vous et moi n'avons rien à cacher, alors que dissimuler risque à l'avenir d'être très mal considéré.
Les sites se multiplient sur l'internet, où nous sommes invités à suivre la journée de Monsieur Tout-le-monde, dans ses aspects les plus prosaïques: sous la douche, en train de se préparer un café, de faire la sieste, de passer l'aspirateur. Nous sommes également conviés à admirer des couples qui posent nus, dans des attitudes plus ou moins érotiques. Certains croient même devoir nous dévoiler le contenu de leur frigo et nous y plongent la tête. Mais nous pouvons aussi voir des sites [où une jeune femme simule sa journée] - en multipliant les vues érotiques et les tentatives de séduction - si bien que nous oublions que nous avons, de bout en bout, affaire à une mise en scène. La limite entre l'art et la vie est franchie par l'artiste qui contrefait une production amateur devenue si abondante qu'elle finit par constituer un genre. [...]
[...] De tels précédents permettent d'ouvrir des brèches dans lesquelles tout le monde s'engouffre ensuite, définissant un horizon en deça duquel il est aujourd'hui possible à chacun de créer, avec son corps nu, une œuvre instantanément diffusée dans l'univers entier. [...]
Il suffit d'avoir une corps et de le déshabiller, voilà ce que le public pourrait avoir retenu. Ajoutons à cela que tout le monde rêve d'être un héros de la vie quotidienne, de vivre des aventures - que ce soit sous forme de sports de l'extrême ou plus simplement de voyages ou de rencontres; ajoutons-y aussi le désir de rendre visibles ses exploits, grands ou petits, d'en rendre témoin un public, de l'y faire participer [...]. En partie seulement, car pour ne rien omettre, il nous faudra encore compter avec l'envie de se mettre en scène d'une manière avantageuse. C'est ici que la performance croise le chemin de la séduction et de l'érotisme, comme langage accessible à chacun, parce que naturel, spontané ( en apparence du moins). Quant à la maladresse, la naïveté ou la timidité dont font souvent preuve les [...] amateurs, nous aurions tort de croire qu'elles gâchent la performance. Les protagonistes ont parfaitement compris que ces attitudes, loin de nuire, leur confèrent un supplément de charme. De même, les petits défauts physiques seront considérés à la fois comme des gages d'authenticité et comme des arguments contre la déshumanisation du corps engagée par les top models.
En s'exposant nu, on se désigne comme objet de désir. Que des hommes, traditionnellement «sujets désirants», s'offrent à leur tour comme objets de désir, représente un changement de taille dans l'histoire de l'érotisme. Faut-il y voir une lointaine retombée de l'influence de l'esthétique «gay» qui, avec l'esthétique «black», règne sur le goût actuel? C'est à elle en tout cas que l'on doit d'avoir «détabouisé» le corps masculin et de l'avoir banalisé, après l'avoir investi de la même sensualité que le nu féminin. À l'évidence, les «gay» ont réussi là où les féministes hétérosexuelles, qui rêvaient d'égalité dans l'image, ont échoué. Si le répertoire de l'érotisme s'enrichit, la sexualité perd cependant chaque jour de sa réalité. À l'ère du virtuel, tout se passe comme s'il était devenu plus important de plaire et de séduire à distance, sur l'internet ou sur calendrier, que de conquérir et de passer à l'acte. Ou alors, sida oblige, d'imaginer d'autres voies comme le narcissisme.
Se faire l'amour, consommer son propre corps dans l'isolement, après avoir consacré des heures à le sculpter et entretenu son désir de lui dans le regard des autres, tel semble être en effet le nouvel idéal érotique. Dans la montée de l'exhibitionnisme, le narcissisme occupe certes une place non négligeable, exacerbé par le besoin de se faire voir. Mais, comme phénomène social, lié à la représentation de soi-même, il n'est peut-être pas aussi nouveau qu'il y paraît, si l'on en juge par l'exemple de la comtesse de Castiglione [1], maîtresse de Napoléon III et demi-mondaine de luxe, vouée à son propre culte dans les miroirs que lui tendait le photographe Pierson.
En revanche, la part de transgression que revendiquent les stripteaseurs amateurs constitue une réelle nouveauté. Pendant longtemps la transgression a été le monopole des artistes. Or que constate-t-on, sinon que ce monopole touche à sa fin? Une fois de plus, un modèle passe de l'art dans la vie. Chacun veut s'essayer à l'art d'éprouver les conventions, non sans habileté d'ailleurs (voir le sens de l'autodérision affiché dans la plupart des exercices de déshabillage). Le fond sur lequel se déroulent les performances reste l'ironie. On est aux antipodes du sérieux des body-builders.
L'entreprise a néanmoins des limites que résume bien l'expression d'«anticonformisme conformiste», censée rendre compte de l'esprit des publicités de Benetton et des photographies de Toscani. Comme tous les autres, les [pompiers, les rugbymen qui posent sur un calendrier] sont probablement trop conscients de leur image et se retrouvent piégés par la nécessité d'affirmer leur distance, ce qu'ils font en empruntant les formes actuellement dominantes du soft, du cool et du second degré. Ils se bornent à rechercher l'effet de la transgression, plutôt que la transgression elle-même: il faut convaincre le spectateur qu'il se trouve en présence d'un acte de rupture - même si ce n'est pas le cas. Et malheureusement, aujourd'hui, ce ne l'est pas. L'érotisme et la pornographie se sont totalement banalisés. S'il est bien un domaine où nous avons été habitués à tout voir et à tout accepter, c'est celui-là.
Artistes, sportifs et même gens de presse, critiques: la tentation du striptease n'épargne personne. ■ Jean-Christophe Blaser, historien de l'art, conservateur adjoint du Musée de l'Élysée à Lausanne
1. Chapitre [T]
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