Le Nouvel Observateur, 2 décembre 2004
[Il faut distinguer l’adjectif «ésotérique» du substantif
«ésotérisme» [1].] L’adjectif lui est antérieur et vient du grec esôtirokos, qui veut dire «aller vers l’intérieur». Il s’oppose à exôterikos, «vers l’extérieur». On retrouve déjà cette double notion dans les écoles de sagesse grecques, chez
Aristote [2] notamment, où l’on distingue l’enseignement «intérieur», donné aux disciples avancés, de l’enseignement «extérieur», transmis à la foule. L’enseignement ésotérique s’adresse donc aux «initiés». Toutes les religions développeront ainsi des enseignements pour la masse et des enseignements pour les élites.
Bergson [3] parle à ce propos d’une «religion statique» et d’une «religion dynamique»
[4]. La religion statique est liée au dogme, à la morale, au rituel. Elle s’adresse à la masse des fidèles. La religion dynamique, c’est la mystique, cet élan qui porte certains individus vers le divin. En ce sens, on peut dire que la mystique est la voie intérieure, la dimension ésotérique des grandes traditions religieuses. C’est la
kabbale dans le judaïsme, le
soufisme dans l’islam, la grande mystique chrétienne d’une
Thérèse d’Avila ou d’un
Maître Eckhart, etc.
[…] Le substantif «ésotérisme» n’apparaît qu’au XIXe siècle sous la plume d’un érudit luthérien alsacien, Jacques Matter, qui publie en 1828 son «Histoire critique du gnosticisme»
[5]. Il désigne alors un courant de pensée situé en dehors d’une religion précise. L’ésotérisme devient un monde en soi, une nébuleuse. Il y a d’ailleurs eu mille définitions de l’ésotérisme. Des spécialistes comme
Antoine Faivre ou
Jean-Pierre Laurant parlent à juste titre de l’ésotérisme comme d’un «regard» plus que comme une doctrine et tentent d’en repérer les grandes caractéristiques. On peut en retenir quatre ou cinq. L’ésotérisme vise tout d’abord à réunifier des connaissances présentes dans toutes les traditions philosophiques et religieuses, avec l’idée que derrière elles se cache une religion primordiale de l’humanité. L’ésotérisme fait ainsi presque toujours référence à un âge d’or où l’être humain possédait une connaissance qui s’est ensuite diffractée à travers les différents courants religieux. Autre trait fondamental: la doctrine des
correspondances. Cette doctrine affirme l’existence d’un continuum entre toutes les parties de l’univers, dans la pluralité de ses niveaux de réalité, visibles et invisibles, de l’
infiniment petit à l’
infiniment grand
[6]. C’est cette idée qui fonde la pratique de l’
alchimie. Elle part du postulat que la Nature est un grand organisme vivant que parcourt un flux, une énergie spirituelle qui lui donne sa beauté et son unité. Or seule une pensée magique et ésotérique peut élucider les mystères de cette Nature enchantée. Enfin, dernier élément, la place centrale de l’imagination comme médiation entre l’homme et le monde. Plus que par son intelligence
rationnelle [7], c’est par son
imaginaire et la pensée
[8] symbolique
[9] que l’être humain va se relier à la profondeur du réel. C’est pourquoi les symboles se trouvent au fondement même de l’ésotérisme.
[Les religions ont progressivement perdu leur dimension symbolique.] Elles ont privilégié la pensée logique [10], le dogme et la norme contre les symboles et l’expérience mystique. Dans l’
histoire du christianisme, le XVIe siècle marque une rupture fondamentale avec d’un côté la naissance de la
Réforme protestante, qui constitue une critique de la pensée mythique, et de l’autre la réponse du catholicisme avec la
Contre-Réforme, mise en œuvre au
concile de Trente, qui élabore un
catéchisme, c’est-à-dire un ensemble de définitions de ce qu’il faut croire. C’est un extraordinaire verrouillage théologique qui ne laisse plus de place au mystère, à l’expérience, à l’imaginaire, mais entend tout expliquer et tout définir. À l’heure actuelle, nous ne sommes toujours pas sortis de la religion-catéchisme. Pour la plupart des gens, le christianisme, c’est d’abord ce qu’il faut croire et ne pas croire, ce qu’il faut faire et ne pas faire. On est très loin de l’Évangile et du sacré! C’est pourquoi certains vont chercher le sacré à l’intérieur des religions dans des mouvements de type mystique-ésotérique, ou bien en dehors, dans l’ésotérisme, c’est-à-dire dans des courants parallèles qui mettent en avant la pensée symbolique. On assiste aujourd’hui, à des niveaux très divers, à un intérêt du public pour ces deux types de voies spirituelles.
[…] Puisqu’il existe hors traditions, l’ésotérisme a pu générer, à côté de pensées très profondes, des délires sectaires [11] et des fantasmagories en tout genre. C’est pour cette raison que l’ésotérisme a mauvaise presse auprès de la communauté intellectuelle. Le caractère ésotérique des religions est en revanche beaucoup moins disqualifié, parce qu’il concerne une «élite» censée s’intéresser au plus profond, au plus intérieur et donc au plus authentique de la religion. Ce qui n’empêche pas que certains mouvements traditionnels, comme la kabbale ou le soufisme, aient aujourd’hui des représentants qui ressemblent à des
gourous et qui proposent une
spiritualité au rabais mais parfois très onéreuse sous des allures de spiritualité haut de gamme […]. ■ D'après les propos de Frédéric Lenoir, philosophe et spécialiste des religions, recueillis par Marie Lemonnnier
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