Manière de voir, mai 2001
L'artiste travaille-t-il pour lui, pour les autres? L'artiste, l'écrivain, le compositeur travaille non pas pour lui mais avant tout avec lui-même. Il met en forme, en langage spécifique, ce qu'il éprouve. Son plaisir, qui passe par la maîtrise de ses sensations, s'investit dans ce langage. Et c'est cette mise en forme qui permet à l'autre - aux autres - de reconstituer le trajet de ses émottions et des métamorphoses qu'il leur a fait subir. On ne peut «s'exprimer» sans qu'il y ait mise en forme. L'œuvre d'art n'existe que par la mise en forme.
Le langage de l'art n'est pas un vrai langage. Il ne passe pas par le code du langage parlé ou écrit. Il crée son propre code qui ne se traduit pas aisément en langue verbale ou écrite. L'artiste - je dirai le «peintre» pour le «plasticien», me référant avant tout à ma pratique -, ne se parle pas forcément avec des mots lorsqu'il réalise son ouvrage, si complexe soit-il. La réalisation des œuvres est autant physique que mentale. Elle passe par le corps autant que par l'esprit. Elle est une pensée souvent informulée, informulable, qui utilise d'autres matériaux que ceux de la langue.
Par analogie avec le langage, elle utilise des systèmes de signes communs à toute situation de communication. Économie des signes, analogies entre eux, interversion des signes. Pour constituer du vivant, elle exploite en même temps, dans un même geste, une quantité considérable de signaux. Pour le peintre, couleur, lignes, lumière, volume, espace (creux et plat). La peinture est infirme de la troisième dimension et invente pour compenser une série de codes qui dépassent cette contrainte et l'acceptent tout à la fois.
L'art communique mais n'est pas réductible à un message. Lorsque «l'autre» connaît le code, il peut reconstituer certains aspects des sensations qui ont animé la création de l'objet, il peut même, si l'objet est «vivant», aller au-delà de la conscience du peintre. Mais il n'y a pas message au sens où nous l'entendons dans la communication aujourd'hui. Il y a dans les œuvres une potentialité de messages mais que le verbe, par paraphrases, reconstitue imparfaitement.
L'approche de l'art est une approche experte, et avant tout passionnée. Elle suppose un travail où effort et délectation se conjuguent. Le contact passager ou touristique ne révèle pas grand-chose. Cette rencontre suppose une initiation pour laquelle le désapprentissage est aussi important parfois que l'apprentissage. Il existe aussi - mais rarement - des croisements qui permettent des contacts immédiats qui demanderont plus tard des approfondissements.
Dans une démocratie approfondie, les connaisseurs d'art se recruteront dans toutes les classes de la société. La méconnaissance de l'art peut être un choix, mais elle ne doit pas être le fait d'une exclusion sociale. L'approche de l'art est un enjeu social. Elle ouvre à la reconnaissance des cultures du monde. Elle participe aussi à un imaginaire collectif qui s'investit en partie dans la production.
Tant qu'il n'y a pas coïncidence entre la culture (on devrait dire l'inculture) des élites économiques ou sociales et celle des élites du savoir, de l'art en particulier, il existera un espace ouvert pour des utopies sociales. Les artistes rêvent souvent d'une aristocratie culturelle recrutée dans toutes les classes et qui imaginerait une société fraternelle. La violence pourrait alors devenir le ferment d'un imaginaire social au lieu d'en être une dynamique mortifère. L'art, la culture, sont devenus des valeurs partageables dès lors qu'elles sont reconnues comme richesses patrimoniales. La difficulté avec l'art - surtout l'art contemporain - est qu'il n'existe qu'après coup, à l'état de valeur; lorsque, son évaluation faite, il devient un bien public.
[...]
Aujourd'hui, de nombreuses œuvres n'existent qu'accompagnées de textes explicatifs ou philosophiques; l'œuvre y devient un produit dit de communication. Sans le texte édifiant qui devient partie intégrante de l'œuvre, celle-ci demeurerait souvent insignifiante.
Ce texte est son mode d'emploi, sa posologie. Le moins de temps possible doit séparer un produit frais de sa consommation. Si on attend, il s'étiole ou disparaît avant de devenir obsolète. Le territoire des inattendus est un territoire de chasse très fréquenté. Il faut alors montrer vite et tambour battant, se propulser dans la tourmente pour être célèbre, ce quart d'heure que prévoyait Andy Warhol. ■ Henri Cueco, peintre
Commentaires