Le Matin Dimanche, 2 février 2008
Si
Freud [1] a bel et bien inventé le
complexe, c'est la
mythologie grecque qui a engendré
Œdipe [2]. Son père,
Laïos [3], se voit annoncer par un
oracle: «Tu auras un fils et il te tuera.» Dans d'autres versions, cette malédiction est adressée à Jocaste [4], mère puis épouse du héros. Les deux parents prennent en tout cas leurs précautions, décidant que, aussitôt né, le garçon devra être mis à mort. Les spécialistes de la mythologie trouveront toujours un malin plaisir à faire remarquer que dans le mythe, c'est le père qui, le premier, nourrit des vœux meurtriers... Quoi qu'il en soit, Œdipe survit puisque les dieux lui ont réservé un tout autre destin.
En octobre 1897, Sigmund Freud écrit à son collègue et ami Wilhelm Fliess: «J'ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d'amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants [...].» [5] C'est une fatalité qui se répète de génération en génération, depuis la nuit des temps. Vers l'âge de 3 ans, filles et garçons, nous sommes tous des petits Œdipe...
Des attaques immédiates
Freud met une vingtaine d'années à élaborer son complexe [6], qu'il appelle tout d'abord «complexe paternel». Dans un premier temps, il éprouve des difficultés à l'adapter aux femmes, pourquoi voudraient-elles tuer leur père? Il y parvient en montrant que l'œdipe du garçon et celui de la fille ne sont pas symétriques. Freud a rapidement constaté que les formes nostalgiques de l'amour pour papa, ainsi que les garçons qui ne renoncent pas à la rivalité œdipienne, forment le gros de ses troupes sur le divan.
D'où sa thèse de base: les névroses ont pour origine les pulsions angoissantes et la culpabilité inconsciente liées à un œdipe mal intégré. Nier son complexe, c'est attaquer sa théorie de la souffrance psychique!
Pourtant, presque immédiatement, chez les collègues de Sigmund Freud, la représentation de jeunes enfants envahis par des pulsions violentes hérisse. Carl Gustav Jung [7], un temps pressenti comme son héritier, est le plus virulent des attaquants. Puis c'est
Sandor Ferenczi, autre cher collègue, qui part à l'assaut. Il reproche à Freud d'oublier, derrière l'œdipe et ses fantasmes imaginaires, tous les abus sexuels bien réels et les incestes dont les enfants sont victimes. Actuellement, de nombreux thérapeutes spécialisés dans le traitement des violences sexuelles de l'enfance le suivent sur ce terrain.
Le bémol des ethnologues
C'est un intellectuel américain,
Jeffrey Moussaieff Masson, qui a rouvert la polémique en 1984 avec son essai «Le Réel escamoté» (Aubier-Montaigne, 1984). Il y décrit Freud comme un menteur, un imposteur, un odieux machiste qui nie les viols subis par les petites filles. Dès lors, l'association psychanalyse-complexe d'Œdipe-mensonge s'installe dans les esprits. Jamais l'Œdipe n'avait été la cible d'attaques aussi violentes. Quand les philosophes
Gilles Deleuze et
Félix Guattari sortent
«L'anti-œdipe» (Les Éditions de Minuit) en 1973, ils souhaitent surtout réexaminer la conception, selon eux trop normative, du désir chez Freud - souvenons-nous que pour lui, l'homosexualité figure sur la liste des perversions. Avant eux, le monde de l'anthropologie et de l'ethnologie avait critiqué l'idée d'un complexe d'Œdipe universel.
Claude Lévi-Strauss jugeait trop partial le choix de ce mythe pour expliquer la psychologie humaine. De plus, dans certaines ethnies, en Afrique notamment, le père n'a qu'un rôle secondaire. Chez les Na de Chine, qui forment une société matriarcale, il n'existe tout simplement pas.
À ces arguments, les psychanalystes répondent en expliquant que le complexe d'Œdipe exige bien un trio: l'enfant, une personne que l'enfant aime d'un amour fusionnel et un tiers - un autre séparateur, un représentant du monde extérieur, de la Loi, qui va arracher le petit à cette fusion. Mais peu importe le nom des acteurs, père, mère, oncle, tante, parents d'adoption, etc. L'enjeu est d'importance à l'heure où les familles se décomposent facilement. Si une mère élève seule son enfant, comment l'œdipe serait-il possible? «L'essentiel est que l'enfant ne soit pas le seul amour de sa vie», répond le psychanalyste Juan David Nasio dans «L'œdipe, le concept le plus crucial de la psychanalyse» (Payot, 2005). «Si elle n'a pas de partenaire, il lui suffit d'avoir des centres d'intérêt suffisamment prenants. Le père est un tiers vers lequel se dirige le désir maternel et qui, par là, s'interpose entre la mère et l'enfant, et permet à ce dernier de s'autonomiser.»
■ Isabelle Taubes
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Pourquoi ce mythe est utile
C'est une légende qui explique l'origine de notre identité sexuelle
d'homme ou de femme. Dépassé, le complexe? Nous
n'avons pas trouvé mieux pour comprendre la sexualité et le psychisme
humains. L'enfant y trouve les bases de ce qui fait que
l'homme assumera le type viril, et la femme, le type féminin. Même s'il
existe quantité de femmes qui désirent selon le type masculin et
inversement. «Masculin» et «féminin» sont des mots désignant des façons
dominantes d'aimer et de désirer: il est impossible de définir les
portraits types de l'homme et de la femme tant il y a d'exceptions.
Pour les freudiens, pas de doute: le complexe d'Œdipe est la phase
cruciale du développement psychique. Elle nous apprend à canaliser nos
pulsions, à renoncer aux désirs impossibles en intégrant l'interdit de
l'inceste. Bref, sans Œdipe, jamais nous ne deviendrions des êtres
sociaux, aptes à aimer, à construire un couple, une famille. L'affaire
est donc bien moins simpliste que certains «anti» voudraient le faire
croire.
Pour cette partie qui engage l'avenir de la psychanalyse, le coup de sifflet final est loin d'avoir été donné.■ Isabelle Taubes, d'après les propos de Juan David Nasio, psychanalyste
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