L'Hebdo, 7 février 2008
Nées de la peur d'un divin que l'on craint et que l'on ne peut approcher, les consignes de pureté et de célibat [1] remontent à l'âge de la pierre du sentiment religieux. De nombreux prêtres païens pratiquaient la castration volontaire pour ne pas être souillés par le contact sexuel et remplir dans la sainteté [2] leur rôle d'intermédiaire entre les hommes et les dieux. Religion et sexualité ont donc toujours été associées l'une à l'autre. Les fêtes dionysiaques et leurs mœurs débridées n'empêchaient nullement - peut-être même les favorisaient-elles - les mouvements spirituels marqués par l' abstinence et l' ascétisme. «Une manière de montrer son horreur du laxisme sexuel et de la promiscuité du monde dans lequel on vivait», dit le Révérend Père jésuite valaisan Jean-Blaise Fellay.
Aujourd'hui encore chez les bouddhistes, le monachisme est une institution ouverte à tous les petits garçons qui consentent à y faire un séjour de plusieurs années, tout en mendiant leur nourriture alentour. Le judaïsme primitif lui-même n'a pas échappé au phénomène. On pense en particulier aux Esséniens, dont le plus illustre représentant, Jean-Baptiste ou Jean le Baptiste, se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage, refusant toute idée de civilisation. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Jésus apparaîtra au bord du Jourdain, où prêchait Jean-Baptiste.
Dans le christianisme, les monachismes égyptien et syrien connaîtront un développement extraordinaire, avec la Thébaïde de saint Antoine, en particulier, cette cité dont les moines vivaient sur un chapiteau de colonnes, en plein désert, ne mangeant que le strict nécessaire à leur survie. «Cet ascétisme a passé en Occident, sous l'influence directe des moines d'Orient», dit Jean-Blaise Fellay. Par exemple, saint Martin (316-397), évêque de Tours, un moine d'immense prestige, ou saint Maurice, fondateur il y a 1700 ans, de l'abbaye du même nom, sans parler de François d'Assise, que sa mystique de la pauvreté et de la vie commune conduira au XIIIe siècle à renoncer à tous les honneurs, même au savoir. Pauvre et innocent, représentant du Christ dans sa faiblesse et sa non-puissance, François d'Assise, c'est un peu l' idiot au sens de Dostoïevski. Tous de véritables «athlètes de la foi », dit Jean-Blaise Fellay, athlètes parce qu'ascètes, parmi lesquels on peut ranger aussi Nicolas de Flüe, qui abandonnera femme et enfants pour se faire ermite, et plus tard médiateur...
La méfiance à l'égard du corps et du plaisir, le pessimisme en matière de sexualité se sont ainsi perpétués jusqu'à nos jours par l'intermédiaire du christianisme [3]. Ce qui ne veut pas dire que le christianisme ne reconnaîtrait «aucun côté positif à la sexualité», dit le théologien protestant lausannois Denis Müller. Ainsi, le Cantique des Cantiques [4] est sans doute l'un des plus beaux poèmes d'amour de l'histoire de l'humanité, une célébration de l'union charnelle entre l'homme et la femme. Par la suite, les théologiens ont bien tenté de le spiritualiser en l'appliquant à la relation entre l'homme et Dieu, ou entre le chrétien et l'Église, une sorte de censure par élévation spirituelle, si l'on ose dire, mais ils n'ont pas réussi à anesthésier le poème.
En fait, selon Denis Müller, le «christianisme a toujours entretenu une relation ambivalente avec la sexualité». Ce qu'un autre théologien protestant, Éric Fuchs, avait résumé dans le titre de sa thèse, vieille aujourd'hui de trente ans: «Le désir et la tendresse». D'un côté, l'amour passion, l' éros [5], de l'autre, un sentiment qui va au-delà, ou par-delà l'amour charnel, des gestes d'affection entre humains, qui ne sont pas forcément connotés sexuellement [6]. Mais le moins qu'on puisse dire est que le christianisme ne privilégie pas l'éros. Fidèle à l'enseignement de saint Paul - «Mieux vaut se marier que de brûler.» - l'Église en arrivera même à faire du mariage «une protection contre le désir sexuel», lequel désir pourrait devenir excessif, s'il n'était ni encadré ni contenu. Le mariage comme «remède à la concupiscence». [...]
Mais en même temps, la recommandation faite par l' apôtre de respecter l'autre, à l'homme en particulier de respecter sa femme, «c'est révolutionnaire pour l'époque. Très profond et très exigeant.» Sa face lumière en quelque sorte. Au quatrième et cinquième siècles, saint Augustin, maître à penser de la théologie chrétienne, prolongera la face, plus sombre celle-là, de saint Paul, en prétendant que l'acte sexuel, en tant que tel, transmet aux enfants le péché originel, d'où l'obligation de les baptiser tout petits pour qu'ils en soient lavés.
C'est donc sur fond d'hostilité à la sexualité et même au mariage que se développera l'obligation de célibat, telle qu'elle existe aujourd'hui dans le sacerdoce catholique, confirmée par Benoît XVI. Attention au terme de chasteté. C'est une vertu, une attitude de respect envers l'autre, demandée à toutes et à tous, y compris dans les couples. Au sens catholique du terme, un rapport sexuel avec sa femme est donc «chaste». La continence, elle, est l'abstention de toute relation sexuelle. Pour le clergé régulier, donc pour les membres d'un ordre, franciscain, dominicain, jésuite ou autre, la chasteté équivaut à la continence. Elle va de soi, on ne la discute pas, elle a toujours existé. Pour le clergé séculier, donc pour les prêtres, il faudra attendre Grégoire VII (1073-1085), un pape bénédictin, pour poser les exigences du célibat. Puis, 1139 et le pape Innocent II, pour que mariage et prêtrise deviennent juridiquement incompatibles. Enfin, le concile de Trente (1545-1563), pour rendre impossible l'ordination de personnes déjà mariées. Il ne resta plus dès lors que le concubinage comme ultime et trouble échappatoire.
À partir de 1139 et au mépris du droit canon lui-même, les épouses de prêtres sont réglementairement qualifiées de «femmes de mauvaise vie, voire de prostituées ou de femmes adultères», et les manquements au célibat fréquemment réprimés par des amendes. En 1521, l' évêque de Constance reçoit ainsi quelque 6000 florins pour son diocèse, versés par les prêtres, à la suite des 1500 naissances survenues comme chaque année dans leurs foyers ou ce qui en tenait lieu. Mais le prêtre concubinaire, comme on l'appelait volontiers, n'a pas forcément mauvaise réputation. Au contraire. On raconte même qu'au XVIe siècle, l' évêque de Sion, en visite chez le curé de Loèche, bénit femme et enfants de son subalterne, sans l'ombre d'une hésitation,ni d'un quelconque sermon.
Bref, les théologiens ou les papes pouvaient dire ou décider ce qu'ils voulaient, le message avait de la peine à descendre jusqu'en bas. L'époque en est encore à une phase de tolérance relative. Les choses commencent à se gâter avec le concile de Trente qui institue les séminaires de formation pour les prêtres. Auparavant, «les curés se formaient sur le tas», dit Jean-Blaise Fellay. Ils partageaient la vie de leurs ouailles, aidant les paysans pour la récolte nécessaire au paiement de la dîme. L'institution du séminaire change la figure du prêtre. C'est devenu un clerc [7], reconnaissable à son costume (la soutane n'est pas un vêtement ecclésiastique, mais universitaire). Un homme qui signale visuellement son appartenance à l'élite.
Du coup, on lui pardonne un peu moins ses écarts de conduite. Le péché de chair, à la fin du XIXe surtout, est considéré comme particulièrement grave. Le contrôle social, qui n'existait pratiquement pas au Moyen Âge s'accentue, sous l'influence d'une bourgeoisie puritaine et austère, dont les mœurs ont été importées directement de Hollande et des pays anglo-saxons. Nouveau changement, presque un bouleversement dans la deuxième partie du XXe siècle, avec une société toujours plus permissive, et des prêtres désespérés, qui quittent une Église trop refermée sur elle-même.
Mais aujourd'hui, flotte un parfum de retour aux aspirations d'antan, une sacralisation réaffirmée, dans les mouvements charismatiques [8] en particulier, de la chasteté et de la pureté.
(7.3.2008: A suivre) ■ PAS
1. Clerus
2. Wikipédia | Nominis
3. Wikipédia | PagesOrthodoxes | Confluences
4. Segond
5. Revmed
6. PagesOrthodoxes
7. LaLittérature
8. Wikipédia
Les commentaires récents