[...] Elle est couchée dans son panier, un peu de guingois, comme si ce n'était pas elle qui avait choisi sa posture, disposé son corps de cette façon. Ainsi les gens gravement malades: ils perdent le sens des positions. Qu'ils soient étendus sur le dos, qu'ils se tiennent en chien de fusil ou que leur tête repose sur leur main, ils semblent toujours un peu installés de travers. Déjà, ils ne savent plus s'arranger avec eux-mêmes. Ce fait est encore plus révélateur chez les animaux, dont on connaît le conformisme des attitudes. Je sais, rien qu'à la voir couchée, que cette chatte est perdue. Elle aussi le sait. On va se récrier: les animaux ne se conçoivent pas en tant qu'êtres doués d'existence. Comment pourraient-ils avoir une idée de la mort? Il est vrai, ce n'est que dans l'agonie qu'ils en prennent conscience. Mais, alors, pleinement. Soudain, cette réalité viscérale, l'impression d'un retirement. La chatte apprend la mort en quittant la vie. La même leçon nous attend, en dépit de toute notre métaphysique. Nous aurons, un jour, ce regard qui, sans cesse, se détourne, refuse la chose ou la personne sur laquelle il s'est un instant posé, ce regard épuisé, ce regard de rejet qui trahit comme une nausée de l'âme. C'est, bien sûr, la souffrance et le malaise de mourir que la chatte repousse et non ce qui l'entoure, moi penché sur elle lui parlant, mais il n'y a jamais qu'un seul regard pour le dedans de soi et pour le dehors. Il fallait cela pour que je le découvre.
Le souffle court et irrégulier, les miaulements de douleur, par intervalles, les ondes nerveuses qui parcourent la peau, sous le poil mal lissé: des à-côtés. Il n'y a, dans cet instant, que le regard qui vaille. Il se rétrécit puis s'agrandit: la chatte miaule des yeux, et c'est cela qui me traverse. Pour la première fois, je lis une interrogation dans ce regard. Dans le cours habituel de la vie, les animaux ne nous questionnent pas: ils nous sollicitent. Ils s'accommodent, plus ou moins bien, de ce qui se passe autour d'eux et de ce qui leur arrive. Leurs mouvements intérieurs, plaisirs et souffrances, leur sont choses naturelles dont ils ne nous prennent pas à témoin. Mais l'approche de la mort les déroute, les affole. Alors, ils se tournent vers nous, nous reconnaissent enfin une science qu'ils ont ignorée jusqu'ici ou dont ils n'ont pas fait grand cas. Dis-moi, quelle est cette chose horrible, ce vide qui gagne en moi, cet trou noir vers lequel je glisse?
Son regard s'attardant maintenant sur moi, la chatte me parle. Elle attend tout de moi, et moins peut-être un secours qu'une réponse. Mais qu'est-ce que je pourrais lui apprendre, puisque c'est d'elle que peut venir, en ce momment, le fin mot? Je la regarde, horrifié. La venue de la mort se voit mieux chez les animaux que chez les hommes; c'est une question de prunelles, sans doute. Je guette cette chose qui n'a pas de contours, espérant qu'elle va, pour la première fois, se dessiner, se préciser; je cherche, dans les yeux de la chatte, la forme du néant. Nous sommes ainsi face à face, nous interrogeant mutuellement, désespérément, unis dans la même ignorance, le même désarroi, nous retrouvant de plain-pied, pour la première fois depuis la séparation des espèces, devant ce qui n'a pas de nom et qui nous détruit.
Pierre Gascar, L'Homme et l'Animal, Albin Michel, 1974
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