Le Courrier, 12 février 2008
Le développement du flamenco se déroule en parallèle avec la construction de l'identité nationale espagnole au XIXe siècle. Le flamenco serait-il une construction nationaliste?
L'historien des mouvements sociaux anglais Eric Hobsbawm fut l'un des premiers à mettre l'accent sur certaines traditions modernes – pour la plupart datant du XIXe siècle –, reprises, ou totalement «inventées» au service d'un pays ou d'une nation. Les traditions «inventées», comme il les nomme, sont utilisées dans l'intention de souder l'unité du peuple, de renforcer l'identité nationale, essentielle au bon fonctionnement de l'État. Cependant, les identités nationales ne se sont pas construites uniquement sur des récits plus ou moins mythologiques, mais ont été également modelées par la réappropriation de différentes expressions culturelles à disposition. Ainsi en a-t-il été de certaines traditions gitano-andalouses, qui, rassemblées sous le nom de «flamenco», furent l'une des pièces de la construction de l'identité nationale en Espagne.
Les origines historiques de ces traditions gitano-andalouses se perdent dans la nuit des temps et les conjectures des historiens. Cependant, vers le milieu du XIXe siècle, s'élabore une «tradition» culturelle moderne, issue de l'essor des contacts entre l'Europe et l'Espagne.
L'histoire du flamenco commence vers la fin du XVIIIe siècle au sud-ouest de l'Andalousie, et tout spécialement à Cadiz, où règne un climat insolite: les nobles, en confrontation avec la bourgeoisie européiste, se mêlent à la plèbe en adoptant ses codes, ses mœurs et ses divertissements. Cet élément n'est pas anodin: la reprise par l'aristocratie d'une culture populaire, celle de la danse, de la tauromachie ou encore des tavernes et de la manzanilla, constitue une première étape à la diffusion du futur flamenco.
En outre, Cadiz, par son activité commerciale importante, accueille de nombreux marchands, voyageurs et écrivains européens. Charmés par l'ambiance de la ville, ces derniers feront connaître l'Andalousie à l'Europe entière.
L'Espagne romantique
Au XIXe siècle, en plein romantisme, l'Espagne, la dure, la fière, qui a réussi à repousser les troupes napoléoniennes durant les guerres d'Indépendance, l'Espagne des brigands, des bandoleros et des fameux gitanos devient l'un des thèmes favoris de la littérature romantique européenne. Aride, rurale et orientale, elle fascine par son exotisme, son sens de la fête et de la musique. Aux yeux des Européens, ce pays fait figure de contre-modèle à l'idéologie européiste, à la modernité et à la montée en puissance des nations européennes.
En France, cette fascination apparaît à travers les récits de Victor Hugo (Hernani, Ruy Blas), de Théophile Gauthier (Voyage en Espagne) et de Mérimée dont le monde entier connaît Carmen, l'envoûtante danseuse bohémienne.
Durant ce temps, l'Espagne est sous l'emprise de Fernando VII, qui dirige son pays en monarque absolu. Pour échapper à la répression, de nombreux Espagnols, artistes et écrivains libéraux pour la plupart, sont contraints de fuir leur pays. En exil à Londres, Paris ou Berlin, ils découvrent l'effervescence du romantisme européen et la représentation fantasmée et romantisée de leur pays. À Paris déjà, des Académies de danse «à l'andalouse» voient le jour, dans lesquelles certaines danseuses reconnues sont plus françaises qu'espagnoles.
La mort de Fernando VII en 1833 permet le retour des exilés, enthousiasmés par la représentation de leur pays à l'étranger. Ils viennent, en effet, d'y découvrir la culture populaire espagnole qui sera à la base de la notion d'espagnolisme: l'âme de la nation espagnole. Une fois le peuple uni par une seule et même culture, ils peuvent imaginer l'Espagne s'élever au rang des nations européennes.
Des provinces hétérogènes
L'Espagne au XIXe siècle n'a rien d'une nation européenne telle que la France ou l'Angleterre. Elle est un amas de provinces hétérogènes: certaines régions sont riches – la Catalogne, le Pays basque – et d'autres extrêmement pauvres – l'Extremadure, la Manche ou l'Andalousie. Madrid est une capitale pauvre et sale, qui ne sert absolument pas de modèle aux autres villes espagnoles. Disparate, l'Espagne ne possède rien qui puisse rassembler ses différents peuples: pas d'identité culturelle partagée, ni de symbole national, donc pas de sentiment patriotique indispensable à la création d'une nation moderne.
C'est par la littérature notamment qu'ils diffuseront dans toute l'Espagne cette nouvelle culture populaire espagnole: la littérature costumbrista qui dépeint la vie sociale andalouse à travers ses rites et coutumes voit le jour, tandis que de nombreux poètes lettrés s'inspirent de la poésie populaire pour créer leurs propres vers.
Les danses et les chants andalous, appelés également «danses nationales», deviennent rapidement un important phénomène de mode, surtout en milieu urbain. Commercialisés, transformés en spectacle pour les classes moyennes et les étrangers, on leurs donne le nom de flamenco.
Le flamenco serait donc la conséquence de la reprise nationale d'anciennes traditions déjà existantes. Si beaucoup d'auteurs ont tenté de remonter dans le temps à leur recherche, leurs interprétations restent peu convaincantes. Nous ne possédons que trop peu de traces écrites sur ces ensembles de traditions pour pouvoir les décrire. Vraisemblablement, elles étaient pratiquées en Basse-Andalousie dans les foyers gitano-andalous, les champs, les mines, les forges et les prisons. Elles auraient été marginalisées jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, jusqu'à ce que les nobles commencent à s'y intéresser et entament leur diffusion.
Liberté, révolte et nomadisme
Certains s'étonneront sûrement du manque de références aux gitans, connus comme le premier peuple à pratiquer le flamenco. Certes, le gitan est un personnage clé pour comprendre son apparition. Mais plutôt que d'affirmer sans questionnements qu'il en est le fondateur, il vaudrait mieux comprendre son véritable rôle dans la diffusion du genre.
La mode dont le personnage du gitan fait l'objet à la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe est une condition indispensable à la diffusion du flamenco tant en Espagne qu'en Europe. Déjà au XVIIIe siècle, les gitans sont les protagonistes de certaines pièces satiriques telles que les sainetes. Au XIXe siècle, alors que l'on se trouve en plein romantisme, ils représentent la liberté, la révolte et le nomadisme, des valeurs que l'homme ou la femme romantique cherchent à exalter et à imiter. Les majos, personnages souvent issus de l'aristocratie, font leur apparition dans la société. En adoptant des coutumes et des comportements populaires empruntés aux gitans, ils affirment leur désir d'aventure et de rébellion.
Lorsque les voyageurs européens débarquent dans le port de Cadiz, ils font la connaissance du monde insolite des majos et des gitanos, et s'en inspirent pour réaliser leurs oeuvres.
Petit à petit, les gitans seront appelés à vendre leur chant, à se produire sur scène. Grâce à leur popularité, de nouveaux lieux tels que les tavernes, puis les cafés, vont se développer pour faire apparaître le style «flamenco» (terme d'abord utilisé pour désigner le gitan). Dès lors, les différentes formes du genre évolueront considérablement.
Encore de nos jours, le flamenco est un grand facteur de cohésion sociale pour les gitans. En le liant à l'idée de race, de sang, ils assurent sa survie à l'intérieur de la communauté.
Régionalisme andalou
Il n'est pas difficile de se rendre compte de l'importance politique du flamenco, même au-delà de son «invention». Tout au long de son histoire, et encore actuellement, le flamenco fait l'objet de nombreuses reprises politiques. Celles-ci ne sont pas automatiquement nationales. Dans la première moitié du XXe siècle, par exemple, Blas Infante crée le régionalisme andalou et revendique l'autonomie de la région en mettant en avant l'importance culturelle du flamenco. Le dictateur Franco se sert également du flamenco afin d'attirer le tourisme en Espagne. C'est la période du «nationalflamenquisme». Enfin, dans les années 1950, le chanteur gitan Antonio Mairena revendique un type de flamenco gitan qu'il catégorise d'«authentique». Sa lutte pour la pureté du chant a également un but politique: renforcer l'ethnocentrisme gitan à l'intérieur de la communauté.
Depuis ces dix dernières années, le flamenco s'est extrêmement développé partout en Andalousie. Diverses manifestations sont financées par le gouvernement andalou, tels que la Biennale de Flamenco de Séville, des conférences et des débats sur son futur, des centres culturels flamencos, des plaques commémoratives, etc. Les efforts faits par le gouvernement régional andalou démontrent à nouveau la volonté de renforcer le sentiment régionaliste du peuple andalou. Ceux-ci peuvent être mis en rapport avec les nouvelles vagues de nationalisme qui semblent ressurgir en Europe à l'aube du XXIe siècle.
Le flamenco et la nation sont donc intimement liés. Et même si les Espagnols peinent à accepter ce lien, certains s'y méprennent: lors de la Feria de Sevilla, les belles andalouses déambulent, de caseta en caseta, dans leur splendide robe flamenca, une rose dans les cheveux. Beaucoup de ces dernières s'imaginent vêtues en gitanes et reproduisent les attitudes majas de leurs ancêtres du XIXee siècle. Or ce modèle typiquement flamenco, serré sur tout le corps et évasé sur les pieds, fut premièrement dessiné à Madrid. Il est le fruit même de la reprise nationale du flamenco. ■
Pauline Court, historienne
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