L'information immobilière, automne 2007
Chaque élément de notre univers est plongé dans un champ de forces qui lui dicte son comportement; s'il a une masse, il ne peut que suivre la trajectoire imposée par la gravitation; s'il est doté d'une charge électrique, il ne peut que réagir aux forces électromagnétiques. À chaque instant, il fait ce qu'il ne peut pas ne pas faire. La succession des événements qui jalonnent son parcours dans la durée n'est qu'une série de soumissions à de déterminismes rigoureux ou, pour les particules élémentaires, à des processus aléatoires sur lesquels il n'a pas de prise.
Cette affirmation est, du moins, l'hypothèse de départ de la recherche scientifique: elle récuse l'explication trop simple attribuant le faits que nous constatons à des puissances divines situées hors du champ de notre connaissance. Face à une tempête, il est toujours possible de l'attribuer à une colère de Neptune, face à un orage à une fureur de Jupiter, sans risquer d'être démenti par la preuve du contraire. La science ne s'accorde pas une telle facilité: elle limite le champ de ses réflexions aux seuls constituants de l'univers sans faire intervenir un indéfinissable au-delà et s'efforce d'imaginer des modèles explicatifs aussi rationnels et généraux que possible.
Ces modèles ont pour trait essentiel d'expliquer les événements observés en les rattachant à ceux qui ont précédé mais non à ceux qui ont suivi; la réalité présente résulte de l'état de choses passé, mais nullement de celui à venir. Demain n'a pas d'existence; il ne peut intervenir rétroactivement sur ce qui l'a précédé; aujourd'hui et hier ne peuvent être influencés par lui. Cette exigence logique implique le refus de tout finalisme introduisant un «pour que» dans la chronologie des faits. Par souci de rigueur, le raisonnement scientifique ne recourt qu'à des «parce que». J'ai lâché ma montre, elle a heurté le sol et s'est brisée; pour autant je ne peux rien reprocher à la gravitation; elle n'a eu aucune mauvaise intention. Rien dans l'univers n'a d'intention.
Sauf nous, nous les humains. Sans doute est-ce la meilleure définition de notre espèce; nous sommes certes des objets faits des mêmes éléments que tout ce qui nous entoure; mais nous sommes capables, grâce à notre hypertrophie cérébrale et à la qualité des communications entre nous, de performances auxquelles ne peuvent accéder aucun des autres constituants de l'univers, qu'ils soient inanimés ou qu'ils soient vivants:
- en nous regardant comme si nous étions extérieurs à nous-mêmes, nous sommes devenus conscients de notre propre existence, ce qui nous a métamorphosés d'objets en sujets;
- en étant capables de mettre le présent au service d'un avenir imaginaire, nous avons inversé la succession des causes et des effets, ce qui a fait de nous les coauteurs de notre aventure, qu'elle soit personnelle ou collective.
Dans un cosmos où tout apparemment se contente de subir, nous avons commencé à créer un espace où notre initiative peut se développer, à définir un domaine où notre besoin de liberté peut se manifester.
Cette spécificité humaine nous impose une lourde charge: «L'homme est condamné à inventer l'homme», constate Jean-Paul Sartre. L'humanité, face à une multitude de possibilités, doit choisir une direction et construire la route qui permettra à tous de participer à cette création. Cette invention de nous-mêmes par nous-mêmes ne peut aboutir qu'en mettant en place des façons de vivre ensemble compatibles avec les contrainte qu'a dressées la nature autour de nous.
Il se trouve que ces contraintes, et nos regards sur elles, viennent, en moins d'un siècle, de se transformer radicalement du fait même de notre action:
- alors que notre effectif n'avait que lentement progressé au cours des derniers millénaires, nous venons de vivre au XXe siècle une véritable explosion démographique qui nous fait dangereusement approcher du maximum de population que pourrait supporter durablement la planète;
- alors que la lenteur des moyens de transfert des informations faisait de la plupart des groupes humains des isolats n'ayant que peu de contacts avec les autres, nous pouvons maintenant abolir les distances et réaliser des échanges avec tous;
- alors que les forces de la nature jouaient leur rôle sans tenir compte de notre présence, nous avons commencé à les domestiquer et à les mettre à notre service.
Les projets que nous sommes contraints d'élaborer ne peuvent donc se contenter d'extrapoler ceux d'autrefois. Pour être en phase avec les questions que nous nous posons, ils ne peuvent être que révolutionnaires mais aussi rigoureusement respectueux de deux lucidités récemment acquises: celle qui nous dévoile les limites du domaine dont nous disposons, celle qui nous fait comprendre ce qu'est la réalité d'un être humain.
Notre domaine
La partie d'univers attribuée aux humains, nous l'avons longtemps crue immense et, surtout, nous avons eu l'illusion que les ressources qu'elle pouvait nous procurer étaient inépuisables. Depuis quelques dizaines d'années, il nous a fallu déchanter. Paul Valéry nous avait appris que «les civilisations sont mortelles». Mais les sociétés, telles que la nôtre, qui dilapident inconsidérément les cadeaux de la nature, sont menacées d'une mort plus rapide encore que celle des civilisations. Nous sommes contraints d'admettre que la générosité de la planète est limitée et que les richesses qu'elle a accumulées seront, un jour plus ou moins distant, épuisées. Nous nous heurtons déjà, pour le climat, à des échéances que nous avion cru pouvoir toujours reporter tant les rythmes de la planète apparaissaient plus lents que les rythmes de l'homme; or, l'accroissement de nos pouvoirs techniques nous met déjà au niveau d'efficacité des forces du cosmos. La concordance des temps est presque réalisée entre nos actes et les événements provoqués par la planète, ce qui la met peu à peu entre nos mains. Un exemple est fourni par le passage récemment annoncé d'un astéroïde dont la trajectoire sera dangereusement proche de celle de le Terre; peut-être sera-t-il un jour possible de le faire s'éloigner grâce à quelques charges nucléaires.
Quant au rêve du déménagement de l'humanité sur une autre planète, il se heurte à des obstacles que nous savons insurmontables: l'immensité des distances entre les étoiles et la vitesse certes grande mais limitée de la lumière. La seule attitude raisonnable, celle du «père de famille», est d'accepter l'idée que nous sommes définitivement assignés à résidence su notre planète, de faire au mieux l'inventaire de ce domaine et d'adopter une façon de l'exploiter tenant compte des besoins de nos descendants. Cela suppose des organes de décisions situés au plus haut niveau, donc ayant autorité sur l'ensemble des humains. Comment les désigner, comment contrôler leur action?
Pour répondre à ces questions, nous ne disposons que d'une bien courte expérience. La partie connue de notre histoire n'a duré que quelques milliers d'années, un bref instant pour le cosmos. Il est illusoire d'espérer en tirer des leçons pour nous approcher d'une meilleure cohérence entre l'humanité et la Terre et aussi d'une meilleure entente des humains entre eux. La seule source de réflexion est la lucidité sur nous-mêmes; que sommes-nous, qui sommes-nous?
(8.2.2008: A suivre)
Albert Jacquard, ingénieur, docteur en génétique et en biologie humaine, professeur en humanistique
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