Le Monde diplomatique, janvier 2008
L’individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c’est bien d’ego qu’il s’agit, puisque les gens se croient égaux alors qu’en réalité ils sont passés sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler le «troupeau». Celui des consommateurs, en l’occurrence.
Vivre en troupeau en affectant d’être libre ne témoigne de rien d’autre que d’un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose d’avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Ainsi ment-on effrontément aux autres, ceux qui vivent hors des démocraties libérales, lorsqu’on leur dit qu’on vient – avec quelques gadgets en guise de cadeaux, ou les armes à la main en cas de refus – leur apporter la liberté individuelle alors qu’on vise avant tout à les faire entrer dans le grand troupeau des consommateurs.
Mais quelle est la nécessité de ce mensonge? La réponse est simple. Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. «Librement» car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être constamment accompagnée d’un discours de liberté, fausse liberté bien sûr, entendue comme permettant de faire «tout ce qu’on veut».
Notre société est en train d’inventer un nouveau type d’agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité […]. Il témoigne du fait que les individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur égoïsme, tout en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits vers des sources d’abondance. Les industries culturelles [1] jouent ici un grand rôle: la télévision, [l’internet], une bonne partie du cinéma grand public, les réseaux de la téléphonie portable saturés d’offres «personnelles»...
La télévision est avant tout un média domestique, et c’est dans une famille déjà en crise qu’elle est venue s’installer. On a parlé de l’«individualisation», de la «privatisation» et de la «pluralisation» de la famille, issues de la désarticulation inédite des liens de conjugalité et des liens de filiation. Certains auteurs évoquent même une «désinstitutionnalisation» qui serait à rattacher à la chute des relations d’autorité et à la montée de relations d’égalité. De groupe structuré par des pôles et des rôles, la famille devient un simple groupement fonctionnel d’intérêts économico-affectifs: chacun peut vaquer à ses occupations propres, sans qu’il s’ensuive des droits et des devoirs spécifiques pour personne. Par exemple, chacun – père, mère ou enfants – ira grappiller dans le réfrigérateur de quoi se sustenter aux heures où il lui faudra apaiser sa faim avant de retourner dans sa chambre devant la télé ou la vidéo sans en passer par le rituel commun du repas.
Ces aspects sont connus. Ce qui l’est moins, ce sont les modifications introduites par l’usage de la télévision. Celle-ci change en effet les contours de l’espace domestique en affaiblissant encore le rôle déjà réduit de la famille réelle et en créant une sorte de famille virtuelle venue s’adjoindre à la précédente. Certaines études nord-américaines l’appellent depuis longtemps déjà le «troisième parent» [2]. On devrait prendre cette expression au pied de la lettre et non pas la considérer comme une simple métaphore, tant ce troisième parent occupe souvent une place plus importante que les deux premiers.
Ce nouveau parent amène avec lui, dans l’espace désormais désinstitutionnalisé de l’ancienne famille, la sienne propre, qui, pour être virtuelle, n’en est pas moins envahissante. Ce troisième parent pour les enfants, qui est en même temps le meilleur ami de la famille pour les vrais parents, constitue en somme le vecteur qui permet d’abouter aux restes de la famille réelle une nouvelle famille virtuelle. Cette extension s’est d’autant plus facilement imposée que la propagation des postes de télévision s’est répandue dans tout l’espace privé: en plus du poste trônant au centre du foyer, dans le salon, comme il y a une génération, on en trouve désormais jusque dans les chambres des enfants [3].
Cette extension virtuelle de la famille permise par le troisième parent a été peu perçue par les sciences sociales. Elle avait pourtant été parfaitement repérée par la littérature, dès les débuts du règne de la télévision. En 1953, dans son saisissant roman d’anticipation Fahrenheit 451, l’auteur américain Ray Bradbury montrait plusieurs aspects du problème dont on n’a souvent retenu qu’un seul: une société où la télévision a pris la place du livre [4]. Un film, réalisé par François Truffaut en 1966, en a été tiré: l’action se situe dans un avenir proche où la société juge les livres dangereux, les considère comme un obstacle à l’épanouissement des gens.
Si la question du rapport télévision/livre a bien été perçue, on a peu pris en compte la seconde question décisive que posait cette histoire: la télévision comme nouvelle famille. Cet aspect est pourtant très présent au travers du grand rôle joué dans le récit par l’épouse de Montag. Mildred (Linda, dans le film) est complètement assujettie au système de vie aseptisée et obligatoirement heureuse instauré par le «Gouvernement». Elle consomme autant de pilules qu’il en faut pour éviter toute anxiété. Et, surtout, elle vit avec la télévision, qui se trouve dans toutes les pièces du foyer et qui couvre toute la surface du mur (le récit a un peu d’avance sur notre technologie, mais heureusement nous avons déjà des écrans plats de plus en plus grands).
Ces «murs parlants», comme le narrateur les nomme, représentent ce qu’elle appelle sa « famille », dont les personnages virtuels vivent tous les jours dans le salon de Mildred. L’ambition la plus significative de l’héroïne est même de se payer un jour un quatrième mur-écran pour améliorer... la vie de famille.
La force du roman est d’avoir su, très tôt, révéler ce trait: cependant que la famille réelle – avec ses codes, ses lieux et ses hiérarchies – disparaissait lentement, elle se trouvait remplacée par une nouvelle communauté immense et volatile, amenée par la télévision. Dès 1953, Bradbury avait saisi que, désertant les anciens rapports sociaux réels, les téléspectateurs se mettaient à appartenir à une même «famille» en ayant soudain les mêmes « oncles » raconteurs d’histoires drôles, les mêmes «tantes» gouailleuses, les mêmes «cousins» dévoilant leurs vies.
Ainsi, les très nombreux talk-shows et autres émissions de divertissement diffusés aujourd’hui par les chaînes généralistes fournissent toute une galerie de portraits de famille: du timide impénitent au hâbleur incorrigible, en passant par le râleur patenté, l’ex-militant recyclé en paillettes, le prof idiot, l’écolo de la bonne bouffe, le cynique un peu gaulois, la blonde pétulante à anatomie renforcée, l’éternelle idole des jeunes, le crooner du troisième âge, la star du porno en défenseur des droits de l’homme, l’homosexuel dans toutes ses déclinaisons, le handicapé rigolo, la drag-queen tout-terrain, le penseur attitré, le beur volubile, les acteurs avec leurs lubies, les sportifs au grand cœur, le défenseur des bonnes causes perdues d’avance, et même le psychanalyste plein de sous-entendus freudo-lacaniens... Soit une centaine de personnes circulant sans cesse d’une chaîne à l’autre et valant de l’or, bref, ceux qu’on appelle aujourd’hui les people, derrière lesquels courent les responsables politiques en mal d’audience.
On trouve désormais ses cousins, ses oncles et ses tantes en zappant et, en plus, ils sont drôles ou du moins supposés tels. Ce que les histoires de famille (les petites et les grandes, les comiques et les tragiques) n’apportent plus, c’est désormais la «famille» de la télévision qui est appelée à le fournir. C’est elle qui console les esseulés et anime les groupes en manque de verve. Non seulement la « télé » fournit une «famille», mais elle constitue ceux qui la regardent en grande famille. Chacun se confie à tous dans un idéal de transparence où l’on ne peut plus rien se cacher. À longueur d’émissions, les «secrets de famille» les mieux gardés sont tous éventés; aucun ne résiste aux grands déballages. Sous le soleil de Big Brother, chacun doit tout dire à tous. Même les adolescents et les jeunes adultes en passent par le confessionnal de «Loft Story» ou de «Star Academy» [5]. La nouveauté de ces émissions, c’est que cette «famille», le téléspectateur peut désormais la composer à son gré – par exemple en tapant 1 s’il veut soutenir Cyril ou 2 s’il veut éloigner Élodie...
On pourrait se demander: après tout, pourquoi pas cette virtualisation des rapports familiaux? N’est-ce pas là le cours même de l’histoire? De sorte qu’il n’y aurait aucune raison de porter un jugement dépréciatif sur la période actuelle, surtout si c’est pour mieux valoriser celle qui n’existe plus. D’ailleurs, le temps où l’on étouffait dans les familles réelles n’est pas si loin. Le fameux: «Famille, je vous hais» d’André Gide, repris par les étudiants de 1968, ne remonte qu’à une ou deux générations. En ce sens, ne faut-il pas mieux une «famille» virtuelle qu’une vraie famille sachant que, quand on en est vraiment fatigué, il suffit de tourner le bouton sans avoir, comme autrefois, à «tuer le père»?
La réponse est simple: le téléspectateur qui aime les personnages de cette «famille» ne peut évidemment pas être payé de retour car ceux-ci, étant virtuels, ne peuvent qu’être parfaitement indifférents à son sort. Sauf, évidemment, si celui-ci devient médiatisable. Dans ce cas, on fera entrer le personnage malheureux «dans» le poste, et des surdémonstrations d’amour lui seront données, comme pour faire oublier la non-réciprocité fondamentale du média.
De là s’ensuivent une autre question et une nouvelle réponse. Pourquoi y a-t-il lieu de faire toute cette dépense en technologie (des caméras, des techniciens, des grilles de programmes, des satellites, des réseaux, etc.) et en investissements divers (financiers, libidinaux, etc.) si c’est pour ne pas faire vraiment exister les sujets qui regardent la télévision en y passant tant de temps? La «famille» serait-elle le règne du pur divertissement pascalien? On le sait, il était autrefois concentré sur le roi dans la mesure où ce dernier soutenait tout le monde cependant que personne ne le soutenait. Ainsi, pour échapper au risque majeur de mélancolisation du roi, il n’y avait d’autres moyens que de le divertir en permanence. Nous serions dans une situation similaire aujourd’hui, à la différence près que tout le monde, dans les démocraties de marché, devrait être diverti.
Mais divertir le sujet ne suffit pas. Loin s’en faut. On peut mieux faire. Si ce n’est pas au premier chef l’existence subjective de l’autre qui préoccupe cette «famille», c’est tout simplement parce que rien ne la préoccupe, dans la mesure où elle n’est elle-même qu’un leurre. Derrière se cache la seule réalité consistante, l’audience (une audience fidélisée par le simulacre), qui se mesure, se découpe en parts afin de pouvoir se vendre et s’acheter sur le marché des industries culturelles.
S’il reste un esprit assez naïf pour croire que la qualité des émissions entre en ligne de compte dans la programmation, il risque fort de déchanter dès la première investigation. Seule compte l’audience, car c’est uniquement elle qui influe sur les affaires sérieuses: le prix des espaces publicitaires. Règle qu’un directeur des programmes de TF1, par ailleurs enseignant à Dauphine et à la Sorbonne, a énoncée à l’usage des apprentis programmateurs: «Il est inutile d’augmenter les coûts pour provoquer un programme meilleur que celui qu’on diffuse si vous avez déjà la meilleure audience [6].»
On connaît désormais les propos tenus à l’origine en petit comité par M. Patrick Le Lay, président de TF1: «Nos émissions ont pour vocation de rendre [le cerveau du téléspectateur] disponible: c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité [7].»
C’est donc bien cela qu’il faut élucider: la façon précise dont est obtenue cette disponibilité. Or, s’il n’existe aucune autre activité sociale qui soit plus évaluée que la consommation télévisuelle, ces mesures ne disent quasiment rien sur la subjectivité des publics. C’est pourquoi il convient d’inventorier cette vaste zone d’ombre où de l’énergie psychique est captée pour être convertie en audience. Je forme donc ici l’hypothèse que ce qui permet à cette audience de se constituer comme fidèle s’explique par le fonctionnement de la télévision comme famille virtuelle de substitution.
Prendre en considération cette «famille» est indispensable à qui veut vraiment décrire et penser notre monde et ses sujets. Cela permet d’en percer la vraie nature. Ainsi Bernard Stiegler, dans un vif petit livre à propos de la télévision et de la misère symbolique, indique que «[l’audiovisuel] engendre des comportements grégaires et non, contrairement à une légende, des comportements individuels. Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent, un leurre extraordinairement faux (...). Nous vivons dans une société-troupeau, comme le comprit et l’anticipa Nietzsche [8]».
La famille en question serait donc en fait un «troupeau», qu’il ne s’agirait plus que de conduire là où l’on veut qu’il aille s’abreuver et se nourrir, c’est-à-dire vers des sources et des ressources clairement désignées. Ce n’est pas à Friedrich Nietzsche, dont les qualités de grand démocrate restent à démontrer, que je me référerai, mais à Emmanuel Kant et à Alexis de Tocqueville.
Kant développe le thème de la mise en troupeau des hommes dans Qu’est-ce que les Lumières? (1784). Elle intervient, pour lui, dès lors que les hommes renoncent à penser par eux-mêmes et qu’ils se placent sous la protection de «gardiens qui, par ”bonté”, se proposent de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur troupeau [Hausvieh, littéralement «bétail domestique»], et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait de marcher tout seul». À la liste des gardiens du troupeau avancée par Kant – le mauvais prince, l’officier, le percepteur, le prêtre, qui disent: «Ne pensez pas! Obéissez! Payez! Croyez!» –, il convient évidemment d’ajouter aujourd’hui le marchand, aidé du publicitaire ordonnant au troupeau de consommateurs: «Ne pensez pas! Dépensez!»
Quant à Tocqueville, il est remarquable que cet éminent penseur de la démocratie ait envisagé la possibilité de la mise en troupeau des populations lorsqu’il s’interrogeait sur le type de despotisme que les nations démocratiques devaient craindre. La notion de «troupeau» apparaît justement, en 1840, lorsqu’il indique que la passion démocratique de l’égalité peut «réduire chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux» délivrés du «trouble de penser» [9]. Et de fait, c’est vrai: dans le troupeau, nous sommes tous vraiment égaux.
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la «prolétarisation des consommateurs». Pour absorber la surproduction, les industriels ont développé des techniques de marketing visant à capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours davantage [10]. Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie qu’a réalisée... son neveu américain Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l’«économie libidinale [11]».
Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti qu’il pouvait tirer des idées de Freud. En effet, dès 1923, dans Crystallizing Public Opinion, il explique que les gouvernements et les annonceurs peuvent «enrégimenter l’esprit comme les militaires le font du corps». Cette discipline peut être imposée en raison «de la flexibilité inhérente à la nature humaine individuelle». Bernays indique que «la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire [gregarious animal], et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions».
Mais, une fois dans le «troupeau», l’«animal grégaire» souhaite toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent «faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d’autres instincts, comme son égotisme». C’est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de «son» désir. Cette mise en troupeau a pour objet d’homogénéiser les comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de maximiser la rentabilité, en s’appuyant notamment sur les médias audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension esthétique de l’individu.
Ce qui est remarquable, c’est que parler d’une société-troupeau de consommateurs prolétarisés n’est nullement incompatible avec le déploiement d’une culture de l’égoïsme érigé en règle de vie – bien au contraire: ces notions s’appellent et se soutiennent l’une l’autre. Cette vie dans un troupeau virtuel incessamment mené vers des sources providentielles pleines de sirènes et de naïades suppose en effet un égoïsme hypertrophié présenté comme accomplissement démocratique. «Sois toujours plus toi-même en participant toujours plus à la famille», «Avec nous, tu seras au centre du système» ou «au centre de la banque, du réseau et de tout ce que tu veux» – on pourrait aligner mille «pubs» fonctionnant sur le même registre, car les publicitaires sont spécialisés dans l’utilisation de ce truc (grossier, mais imparable) consistant à flatter, sous toutes ses formes possibles, l’égoïsme des individus.
Avec cet «égoïsme grégaire» (rappelons que «grégaire» vient du latin gregarius, de grex, gregis, «troupeau»), nous sommes sans doute devant un type d’«agrégat» assez nouveau qu’il conviendrait d’inventorier d’autant plus vite que son versant égoïste lui interdit à jamais de se découvrir lui-même en être collectif. Nous sommes avec ces formations égo-grégaires comme devant des monstres sécrétés par la démocratie. Des monstres, car ces formations sont profondément antidémocratiques: elles fonctionnent à l’omission volontaire et au procédé artificieux constamment répétés, à l’achat des consciences, au coup d’esbroufe gagneur, au profit rapide et maximal et, de surcroît, elles contaminent de plus en plus le fonctionnement démocratique réel subsistant en contribuant notamment à la «peoplelisation» du politique.
La vie en troupeau virtuel fonctionne à partir d’une sérialisation des individus exposés à de multiples possibilités de satisfaction de convoitises égoïstes, constamment excitées et relancées. Par sérialisation, j’entends une perte du sentiment d’appartenance à une (ou à la) collectivité humaine, le surgissement d’une anomie conduisant les membres d’un groupe à vivre chacun pour soi et dans l’hostilité envers les autres. Cette sérialisation contribue à faire en sorte que chaque membre du troupeau virtuel se place librement sous le faisceau des offres de satisfaction.
Pour l’y inciter, une offre à regarder suffit, qui peut en principe être déclinée ou acceptée («en principe», car les enfants sont en fait souvent placés quasiment de force devant le téléviseur par les parents afin qu’ils se tiennent tranquilles). S’il accepte cette offre, presque forcée, à regarder, le membre du troupeau sera «pris» car il regardera en croyant qu’il regarde librement la télévision. C’est alors qu’est mobilisée une des particularités de la pulsion scopique: l’inversion du sens du regard permettant qu’à la fin ce ne soit plus tant le spectateur qui regarde la télévision, mais que ce soit, de facto, la télévision qui regarde le spectateur. Ce renversement doit bien sûr être aussi indolore que possible.
Tout part d’un contrat mensonger selon lequel le spectateur croit pouvoir regarder sans être vu. De là naît ce sentiment de toute-puissance égoïste qui atteint celui qui croit «faire ce qu’il veut» en regardant ce qu’il veut bien regarder. La preuve ultime étant qu’il peut zapper à sa guise. En réalité, ce spectateur n’est pas tout-puissant, loin s’en faut: il est regardé et même scruté sûrement plus qu’il ne regarde. N’oublions pas qu’aucune autre activité sociale n’est plus mesurée que celle qui a trait aux pratiques télévisuelles.
Le même phénomène vaut d’ailleurs pour tous ces nouveaux ensembles égo-grégaires. En effet, de même qu’avec Internet de multiples programmes-espions résidents ou à distance enregistrent le regard du l’internaute par l’intermédiaire de ses clics de souris, de façon à dresser de lui un portrait-robot qui rendra possible de le regarder sous toutes ses coutures et sous toutes ses habitudes, de multiples boîtes noires enregistrent les moindres réactions du téléspectateur. De sorte que, quand il regarde, il est aussi regardé.
La télévision, c’est un œil dardé en direction de chaque membre ou groupe de membres du troupeau. L’habituel: «Je vais me détendre un moment en regardant la télévision» est donc bien fallacieux. Car, alors, c’est l’Autre qui vous regarde, vous, mais pas seulement vous puisqu’il regarde en même temps chaque membre du troupeau. Et, bien sûr, tous ces yeux aveugles de la télévision, dardés vers les membres du troupeau virtuel, sont interconnectés. Ce qui compose un immense réseau où chacun est constamment exposé et regardé par ce qu’il regarde. Et directement conduit vers les sources où cet Autre veut qu’il aille se nourrir et se désaltérer avec ses congénères du troupeau (et l’on sait que, pour le président-directeur général de la principale chaîne française de télévision, dont l’offre fut retenue au titre du «mieux-disant culturel», ce sont préférentiellement des sources de Coca-Cola).
La télévision fonctionne comme une sorte de panoptique de Bentham à l’envers. Dans celui-ci, comme Foucault l’a montré, «[chacun] est vu, mais ne voit pas», de façon à «induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir [12]». Ici, raffinement supplémentaire (c’est ça le progrès): personne n’est vu, mais chacun est regardé par ce grand Autre aveugle qu’il regarde. Il ne s’agit plus en effet pour lui de voir chacun des membres depuis un seul point de vue central, mais de faire regarder chacun dans certaines directions très précises, celles qui promettent le bonheur par la satisfaction généralisée et automatique de besoins, évidemment dûment répertoriés et... pré-visibles. ■ Dany-Robert Dufour, philosophe, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII, directeur de programme au Collège international de philosophie; auteur de Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, Paris, 2007, et de On achève bien les hommes, Denoël, Paris, 2005
- On doit le concept d’«industrie culturelle» à Theodor W. Adorno, dont l’analyse critique de la Kulturindustrie demeure d’une grande actualité. Cf., par exemple, Philosophie de la nouvelle musique (1962), Gallimard, Paris 1985, p. 15-17.
- L’expression figure dans le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur «La délinquance des mineurs» (26 juin 2002): «La télévision a pénétré à un tel point la vie des familles et joue un tel rôle dans le quotidien des enfants qu’on peut, sans exagérer, parler de ″troisième parent” pour la désigner».
- En Europe, entre un et deux tiers des enfants ont désormais la télévision dans leur chambre. Cf. Sonia Livingstone et Moira Bovill, Children and Young People in a Changing Media Environment, Lawrence Erlbaum, Londres, 2001.
- Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Denoël, Paris, 1966.
- Le fait que les promoteurs de la première émission de ce type l’ait appelée «Big Brother» (aux Pays-Bas, en 2000) indique combien la virulente critique politique présente dans le roman de George Orwell, 1984, est désormais déniée.
- Cf. Laurent Fonnet, La Programmation d’une chaîne de télévision, Dixit - DESS, communication audiovisuelle université Paris-I, Paris, 2003.
- Collectif, Les Dirigeants face au changement, Éditions du huitième jour, Paris, 2004.
- Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Galilée, Paris, 2003, p. 30.
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Œuvres II, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1992.
- Cf. Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit 1, 2 et 3, Galilée, Paris, 2004-2006.
- Bernays, neveu de Freud, faisait de son oncle le destinataire de ses livres. Il est resté en contact régulier avec lui pour la traduction des travaux de ce dernier et leur publication aux États-Unis.
- Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 234. Une construction pénitentiaire panoptique est celle où le gardien se tient dans une guérite maintenue dans l’obscurité, édifiée au point central d’une vaste élévation en cercle où sont distribuées sur plusieurs étages des cellules à barreaux, violemment éclairées. Ainsi, un grand nombre de prisonniers peuvent être vus par un seul gardien, sans qu’aucun ne sache si on le regarde.
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