Le Matin Dimanche, 2 mars 2008
[...] De tous les cantons [suisses],
Genève est l'un des rares à avoir vécu sous un régime dictatorial de nature
théocratique [1] [T].
Religieux mais dictatorial. Dont les chefs n'hésitaient pas à condamner au bûcher tout déviant, qu'il soit prétendument
papiste, sorcier ou boute-peste
[T]. Trente-quatre immolations en quelques semaines en l'an de grâce 1545! Sous les applaudissements satisfaits de bons bourgeois qui rentraient ensuite chez eux gérer les fortunes que les Européens leur confiaient.
Au temps des Lumières, alors que l'Europe entière admirait
Jean-Jacques [Rousseau], Genève, sous la seule pression de ses pasteurs, car la ville était indépendante, condamna les livres de Rousseau, son fils le plus illustre, et les fit exécuter (les livres!) par le bourreau au son du tambour. Et les bourgeois, rassénérés, de rentrer chez eux pour jouer aux tontines, une loterie incroyable où ils misaient sur la longévité de leurs propres filles. Quelques années plus tard, les horlogers se rebellant furent durement réprimés. D'aucuns s'exilèrent. Ce qui valut à un autre grand homme, le futur général
Dufour, de naître en Allemagne.
Même les philanthropes ne sont pas épargnés: Henry Dunant, fondateur de la
Croix-Rouge, paiera une faillite par l'exil et mourra lamentablement en
Appenzell. Mais son œuvre donnera une aura mondiale à la ville qui l'a répudié. Plus près de nous, en
1932, quand la mode était à la chasse aux communistes, ce sont treize morts et 63 blessés qui sont restés sur le carreau de
Plainpalais, record suisse absolu. [...] ■ Gérard Delaloye, historien et journaliste
(Calvin)
La théocratie protestante
[...] La théocratie était donc constituée à Genève; non pas cette théocratie catholique, à robes rouges de cardinal, à tiare de pape; mais une théocratie de collège, à bonnet de juriste, mesquine et intolérante [...]. Les vaincus savaient désormais ce qu'ils devaient croire.
Alors Genève eut son inquisition comme Venise; inquisition de bas étage formée de moines apostats, de religieux mariés, d'étrangers félons, qui, sous la triple inspiration de la faim, de l'envie ou de la méchanceté, faisaient métier de délation, s'en allaient dans les tavernes, l'asile des mécontents, et recueillaient, quand ils ne les inventaient pas, les propos séditieux. [...]
M. Audin, Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de Calvin [T]
(La peste en 1530)
Récit d'une affreuse catastrophe, qui désola Genève en 1530
[...] Il se trouvait cette année à l'hôpital des pestiférés un chirurgien et un prêtre qui avaient réussi à se préserver de la peste. Ils tiraient grand profit de la vente des effets des victimes. Pour prolonger leur horrible trafic, ils résolurent d'étendre les ravages du fléau; dans ce but, ils semèrent des objets enduits d'une composition où entrait le virus pestilentiel. Un de leurs complices fut aperçu dans la rue de Coutance déposant sur le pavé une pièce de linge; les témoins, frappés de l'odeur fétide de cet objet, saisirent l'individu et le menèrent aux magistrats; une femme sortie de l'hôpital déclara que ce linge était empesté. Les syndics mirent l'accusé à la torture; il avoua son crime, inculpant le prêtre, le chirurgien et les infirmiers des deux sexes; ces malheureux, «confrontés et tourmentés», avouèrent tout ce qu'on voulut. On leur arracha des lambeaux de chair avec des tenailles rougies au feu, puis ils furent décapités. La peste cessant bientôt après cette affreuse exécution, le peuple demeura convaincu du forfait des victimes.
Extrait de J. Gaberel, Histoire de l'Église de Genève depuis le commencement de la réformation jusqu'en 1815, tome deuxième [T]
(La peste en 1545)
Les boute-peste: l'affaire des engraisseurs de 1545.
La peste commença de se faire sentir, ayant été communiquée par des soldats suisses, qui allaient en Italie au service du roi de France. Un nommé Lentilles, qui avait été serviteur de l'Hôpital, [...], mettant la peste partout où il pouvait avec des linges qui avaient touché les charbons des pestiférés. Il avait gagné presque toutes les femmes qui nettoyaient et parfumaient les meubles des pestiférés. Elles avaient mis à la peste le sobriquet de la "Clauda" et elles se réjouissaient quand elle s'augmentait. Lorsqu'elles venaient à se rencontrer, elles se demandaient: "comment se porte la Clauda?" La réponse était: "elle ne vaut rien, elle est toute endormie"; ou s'il y avait quelque maison nouvellement attaquée, elles disaient: "elle se porte bien, elle fait grand chère en un tel lieu". Un nommé Bernard Tallent, complice de Lentilles, fut saisi par le bailli de Thonon, à qui il avoua tout. Il envoya à Genève une copie de sa confession. Ils saisirent Lentilles et l'examinèrent, mais il ne voulut rien avouer, quelque tourment qu'on lui fit souffrir. On l'envoya à Thonon pour être confronté à son complice, qui lui soutint le crime; il ne laissa pas de le nier, malgré la question qu'on lui donna, jusqu'à ce qu'il eut l'épaule cassée, dont étant mis à bas et dans le lit, il mourut quelques heures après sans dire autre chose, si ce n'est que si on voulait tout nettoyer, on se saisit de tous ceux qui servaient l'Hôpital. Ce qui fut fait, et la plupart ayant tout avoué furent brûlés tout vifs au nombre de 7 hommes et de 24 femmes. Ils déclarèrent que Lentilles les avait fait obliger par des serments exécrables d'exécuter leurs mauvais desseins, d'engraisser les portes et de multiplier la Peste, jusqu'à ce que ceux de Genève fussent réduits à telle extrémité qu'on les put nourrir d'une coupe de blé. On aurait eu de la peine à se persuader, qu'un si grand nombre de personnes eussent consenti à une si détestable méchanceté, si elles n'avaient fait la même confession, sans savoir rien l'une de l'autre. Le chirurgien et deux autres furent tenaillés et écartelés; et ce qui est de plus étonnant, on en surpris quelques uns sur le fait, au même temps qu'on menait leurs compagnons au supplice. Après cela, la peste cessa peu à peu vers la Toussaint, y étant mort 2000 personnes.
Extrait de Spon, Histoire de Genève, 1680, tome II p. 41-44 [T]
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