Manière de voir, mai 2001
Le rapport entre l'oral et l'écrit passe par un concept de lecture qui est loin d'être univoque. Dans la Grèce antique, la lecture a d'abord été orale, à haute voix (en détachant bien lettres et syllabes) devant des auditeurs [Lire Jesver Svenbro, Phrasikleia, anthologie de la lecture en Grèce ancienne, La Découverte, Paris ], avant d'être silencieuse, c'est-à-dire individuelle. Le passage de la haute voix, qui appelle critique et discussions dans un espace «public», à la lecture silencieuse, qui ne peut devenir publique qu'après coup, est un moment significatif dans la transformation des mœurs, mais aussi dans la définition des termes «public» et «privé», «communauté» et «individu», et dans les méthodes d'acquisition du savoir.
Dans la Grèce antique, modèle de notre espace démocratique, nous distinguons des positions contrastées entre un savoir s'exprimant oralement et un savoir qui requiert l'appui d'une écriture. Plusieurs textes de Platon prônent la supériorité de la connaissance ascripturale (l'écriture, texte enregistré, est un alibi de la mémoire et provoque la paresse mentale). De plus, le lecteur est dans une position subalterne; il est soumis à l'écrit qu'il est en train de lire, jusqu'à devenir l'esclave du scripteur. Le rapport lecteur/scripteur est celui d'un élève soumis à son maître. Ne mâchant pas ses mots, la langue grecque l'appelle «katapugon»: «enculé». Le scripteur, pour autrui, est en position de force, quand l'écriture, pour soi, est un fait de substitution, une mauvaise copie de la mémoire. D'où l'épithète méprisante lancée par Platon en direction d'
Aristote: «C'est un liseur.» Là où nous verrions maintenant un éloge, nous déchiffrons un blâme.
L’espace public qui se constitue est alors celui où s’affrontent des arguments divers dans une discussion de bonne foi, au sujet d’un discours (oral) ou d’un texte lu à haute voix (comme Phèdre [1] venant lire un texte de
Lysias, son maître, dans le dialogue de Platon qui porte son nom). La discussion peut être orale ou écrite, dans la suite des critiques que les écrivains philosophes adressent à leurs prédécesseurs ou contemporains. Leur transcription dans des dialogues (Platon), leur travestissement dans des comédies (
Aristophane) montrent le lien complexe qui se noue entre le livre, la parole, et la discussion critique.
Ainsi se profilent des dispositifs de lecture divers et concrétisés de manière simultanée, liés à la position sociale, au métier et au régime politique et religieux. Si le livre laïc est motif à discussions publiques, le dispositif religieux met en scène Le Livre, suivi à la lettre par ses liseurs soumis. Lecture silencieuse, ou chuchotée dans la confidence d’une lecture «à la lettre», l’espace public se ferme pendant un temps et ne répond plus aux réquisits d’un espace de discussions critiques.
Au Moyen Âge, le commentateur (des textes sacrés ou jugés inattaquables - comme ceux d’Aristote, lui justement le «liseur») ne dévie pas d’un pouce du chemin tracé. Il faut alors une révolte contre cette lecture soumise et l’appel au concept d’interprétation pour retrouver le sens de l’espace public. À l’appui de cette libération du lecteur, parallèle à une nouvelle vie des textes, citons seulement Spinoza: «Chacun doit pouvoir conserver et la liberté de son jugement et son pouvoir d’interpréter la foi comme il la comprend»; «La liberté individuelle peut et même doit être accordée à tous par la communauté publique»; «La souveraine Puissance doit laisser chacun libre de penser ce qu’il veut et d’exprimer sa pensée» [Spinoza,
Traité des autorités théologique et politique [2], «La Pléiade», Gallimard, Paris, p. 614 ss]. Spinoza récuse ainsi toute servilité par rapport aux textes, toute soumission aux superstitions, prophéties, etc.
L’interprétation est une lecture critique, une relecture, et même, comme le voulait Barthes, une réécriture. Par ce statut elle pourrait bien être infinie, chaque texte demandant une interprétation qui elle-même sera interprétée, etc. Le livre a une descendance quasi illimitée, via la population de lecteurs-interprètes, bien distincts du katapugon. L’interprétation est un élément décisif de l’espace public, libre et critique. Le problème ne se réduit toutefois pas aux capacités de l’interprète: encore faudrait-il que l’espace public - celui des
Lumières - existe toujours. La question n’est pas simple: si le lecteur-interprète existe toujours en tant qu’élément dynamique, l’espace public s’est modifié; il est désormais fragmenté à l’extrême, voire dilué.
Tout est toujours commentaire. Il n’y a pas de texte initial, absolu, qui serait le garant définitif d’une vérité à dévoiler. Moïse, après avoir inscrit les
Dix Commandements sous la dictée de Dieu, fut pris de colère contre
Aaron et son
veau d’or, et jeta les
tables qui les contenaient, qui se brisèrent en mille morceaux inajustables entre eux. Il fallut qu’ensuite, de mémoire, Moïse les recopiât sur de nouvelles tables. C’est ce texte-là, recopié et de mémoire dont nous disposons aujourd’hui. Le récit qu’en fait l’
Ancien Testament
[3] est lourd de sens: nous ne pourrons jamais vraiment connaître l’origine autrement que par bricolage, construction, commentaire. ■ Lucien Sfez, professeur à l'Université Paris-I - Panthéon - Sorbonne
1.
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2.
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