Le Courrier, 22 février 2008
À quoi servent, exactement, les réseaux sociaux en ligne? Étrangement, les utilisateurs novices de Facebook se posent souvent la question après avoir subi quelques tentatives de morsures de vampires (ou de loups-garous). En s'inscrivant sur un tel réseau, ces utilisateurs s'attendent, conformément aux discours relayés par les promoteurs de ces systèmes, à entrer dans une vaste communauté virtuelle dédiée à la sociabilité électronique. Ils imaginent accéder à un réseau ayant pour fonction de faciliter la mise en contact entre personnes et qui permet de retrouver d'anciens camarades de classe, des membres de la famille étendue ou encore ses groupes d'amis. Alors, d'où surgissent les vampires?
Un enjeu commercial majeur
Le vampire virtuel est une créature particulièrement rusée: elle se présente toujours de prime abord sous les traits d'une personne familière. Un visage connu, un ami, un parent, un collègue de travail. Le nouvel utilisateur l'ignore mais cette personne participe à une sorte de jeu de rôle dans lequel, pour progresser, elle doit convaincre le plus grand nombre possible de ses connaissances de se faire mordre. Un tel prosélytisme vampirique potache prête à sourire et semble bien anodin. Il peut également s'avérer être une nuisance quand on se retrouve poursuivi avec insistance par la soif d'hémoglobine virtuelle d'un ami. Ce dernier ne comprend pas toujours qu'on lui refuse un petit clic de souris sur le bouton qui active l'acceptation de la morsure. Cette simple action lui permettrait en effet de gravir les échelons de la hiérarchie des héritiers de Dracula qui lui tient à cœur. Pour la victime consentante, elle aura aussi pour conséquence de télécharger le programme qui correspond à ce jeu et de transformer cet usager en vampire potentiel.
Ce jeu ne constitue qu'une illustration des micro-activités ludiques (jeux de rôle, quiz, puzzles, etc.) qui prolifèrent en ce moment au sein des réseaux sociaux en ligne mais, au-delà de l'anecdote, ce type d'interaction esquisse aussi les contours des nouveaux usages de ces réseaux. Sous le prétexte du jeu, d'autres formes de communication se mettent en place qui rappellent explicitement les mécanismes de la vente directe par réseau. L'idée de base, d'ailleurs revendiquée par les initiateurs de ces sites, consiste à utiliser l'immense toile des liens interpersonnels comme un vecteur pour la promotion et la distribution de nouveaux produits. La taille de ces communautés virtuelles, plusieurs dizaines de millions de membres, représente déjà, à elle seule, un enjeu commercial majeur dans l'économie de l' internet. Cependant, ce qui excite les convoitises c'est surtout l'idée que les réseaux sociaux incarnent la plate-forme idéale pour la mise en place de stratégies électroniques de bouche-à-oreille. Il ne s'agit plus seulement de vendre de la publicité sous forme de bannières ou de liens sponsorisés mais bien de trouver le moyen de transformer certains membres de ces communautés virtuelles en représentants d'un produit auprès du cercle leurs connaissances. Les possibilités de commercialisation virale, forme de promotion qui associe les consommateurs à la diffusion du message publicitaire, trouvent ainsi de nouveaux moyens de décupler leur action. Dans cette logique, les liens sociaux entre membres sont d'abord perçus comme des canaux marchands et la proximité affective comme un garant de la force de conviction commerciale.
La tolérance a ses limites
L'intrusion de la publicité dans l'intimité des communications interpersonnelles constitue un des grands fantasmes actuels des spécialistes du marketing. Mises en avant par des experts du nouvel Internet, ces approches demeurent souvent d'une grande pauvreté et d'une confondante naïveté face à la complexité réelle des processus de tissage des relations sociales. De nombreux échecs montrent d'ailleurs que ces tentatives d'instrumentalisation du lien social sont loin d'être abouties. Les utilisateurs de ces réseaux, pour friands qu'ils puissent être de certains gadgets communicationnels, ne sont pas pour autant insensibles à certaines dérives. Ainsi un système «Beacon» sur Facebook, qui diffusait la liste de vos achats en ligne aux membres de votre réseau social, fut modifié en décembre 2007 sous la pression de la communauté des usagers car jugé trop intrusif. Cette vaine tentative d'automatiser le bouche-à-oreille entre amis souligne que la tolérance des utilisateurs face à ce type de publicité virale n'est pas illimitée. Cependant, si les subtilités des rapports sociaux ne se laissent pas facilement instrumentaliser, l'observation des différents réseaux sociaux montre que les efforts dans ce sens se renforcent.
La démocratisation massive des réseaux sociaux en ligne constitue un phénomène récent qui touche un nombre grandissant d'aspects de la vie de notre société contemporaine (formation, loisir, travail). Leurs usages, c'est-à-dire l'apprentissage de leurs qualités, mais aussi de leurs limites, restent encore grandement à explorer individuellement et collectivement. Dans ce contexte, la question principale ne consiste plus à savoir si ces outils de communication, par une forme de déterminisme technologique magique, dénaturent la société mais, plutôt, à se demander comment se prémunir ensemble des différentes formes de vampirismes qui y rôdent. ■
Olivier Glassey, sociologue, Université de Lausanne
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