L'Hebdo, 10 février 2005
La théorie de l'attachement est née dans l'après-guerre de l'observation des enfants abandonnés ou orphelins. La mortalité infantile était beaucoup plus importante dans ces structures collectives que dans le reste de la population. Un phénomène connu depuis longtemps et que les médecins attribuaient à la concentration très élevée de microbes, bactéries et autres virus mortifères. Jusqu'à ce qu'un pédiatre américain,
René Spitz, s'occupe d'une telle structure dans une prison modèle pour femmes aux États-Unis. Dans cette pouponnière, alimentation, hygiène, température, tout était parfait. Mais les bébés mouraient quand même. Le dr Spitz chercha à comprendre et arriva à la conclusion que la cause de cette mortalité était d'ordre affectif. «Autant que de manger, un tout-petit a besoin d'un
attachement [1], de créer une relation affective qui lui serve de base de sécurité et lui permette de calmer ses peurs, sa douleur et ses angoisses. (Blaise Pierrehumbert, privat-docent à l'Université de Lausanne et spécialiste de l'attachement)» Aujourd'hui, l'attachement est d'ailleurs considéré par les spécialistes comme un besoin vital pour le nourrisson, exactement au même titre que la nourriture.
Depuis, les psychologues se sont penchés sur la question de façon très scientifique. Leurs expériences leur ont permis de distinguer quatre types d'attachement. Pourquoi un enfant développe-t-il un style plutôt qu'un autre? Le point de départ est toujours le même: le tout-petit est angoissé, a peur ou a mal, il est incapable de réguler cette tension seul et il pleure. Ensuite, tout dépend de la réaction de la personne qui le prend en charge, généralement la mère. «L'attitude de l'adulte est déterminante dans la gestion de ces émotions. (BH)» Que l'on réponde ou non à la demande de l'enfant, et sa vision du monde change.
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L'attachement de type sécure (66%) [voir Tarzan et sa compagne, C. Gibbons, 1934]
C'est le plus fréquent (66% environ) et le plus facile à vivre, qu'il soit à l'œuvre dans une relation parents-enfants ou plus tard dans une relation de couple. Ce style se met en place quand la demande émotionnelle de réassurance du tout-petit est satisfaite. Lorsqu'il pleure, sa mère vient et le sécurise. Au fil des mois, non seulement l'enfant sait qu'on l'autorise à émettre ces signaux de détresse, mais en plus il développe le sentiment d'être compris: ses états intérieurs peuvent être pris en compte par autrui, partagés, voire résolus. Son attachement «sécure» lui permettra également de comprendre «la part de l'autre», soit le fait que l'autre a aussi un monde intérieur et que ses émotions sont importantes. Une prise en compte indispensable: ce n'est qu'avec cette faculté qu'un être humain peut s'intégrer en société et ne pas devenir un monstre affecté du syndrome de toute-puissance. À l'âge adulte, les personnes qui ont un attachement sécure sont les plus faciles à vivre, surtout si elles convolent avec une personne du même type: «On est alors face à des relations très sereines où chacun sert de base de sécurité à l'autre, sans angoisses ni grande déchirements, dans l'harmonie et la maturité» (Boris Cyrulnik). Sans doute aussi sans la passion que peuvent y mettre d'autres types - les résistants par exemple. Ces personnes peuvent, par leur stabilité, beaucoup apporter aux autres types, moins stables et moins confiants.
L'attachement de type évitant (15%) [voir Madame porte la culotte, G. Cukor, 1949]
Si l'enfant ne reçoit aucune réponse ou si sa mère lui fait comprendre qu'il adopte des comportements de mauviette, si elle ne l'aide pas à décharger sa tension, il va comprendre et intégrer très fortement ce message: «Tu ne dois jamais exprimer ce que tu ressens. Et pour qu'on t'aime, tu ne dois pas te montrer tel que tu es, mais tel qu'on voudrait que tu sois, c'est-à-dire sans crainte et sans reproche.» Il va en déduire que communiquer ses émotions, c'est s'exposer à la moquerie, «et que son monde intérieur n'est pas partageable avec autrui. (BP)» Il risque, au terme du processus d'attachement, de se couper de ses émotions, de ne plus les écouter ni même les reconnaître. Les enfants qui ont développé leur premier attachement sur ce mode sont en apparence très autonomes, plus «sages» que ne le voudrait leur âge: ils ne pleurent pas, ne demandent rien. Adultes, ils ont les mêmes caractéristiques: distants, cyniques, froids, avec des attitudes du type «rien ne me touche, tout m'indiffère» et des comportements «je ne compte pas sur les autres, que les autres ne comptent pas sur moi». Cette fermeture s'étend au monde intérieur des autres: «Surtout, ne m'encombrez pas avec vos émotions.» Dans un couple, une personne de ce type peut tout à fait fonctionner. Simplement, il lui faut trouver quelqu'un qui ne l'étouffe pas sous ses démonstrations affectives (sans quoi ses réactions peuvent être brusques), et qui n'attende pas des signes d'amour expansifs. Une relation avec une personne qui présente des caractéristiques identiques (cas fréquent, chacun restant un peu sur son quant-à-soi) ou qui est sécure est fréquente.
L'attachement de type résistant (10%) [voir Romeo et Juliette, Baz Luhrmann, 1996]
L'enfant qui développe ce type d'attachement a une mère dans la lune ou concentrée sur d'autres préoccupations, une mère pas toujours très disponible, inconstante dans ses réponses. Parfois elle s'occupe de l'enfant, parfois non. Il va en déduire (à tort) que pour obtenir un peu, il faut beaucoup demander, beaucoup pleurer. Contrairement à l'enfant qui a développé un attachement de type évitant, un enfant «résistant» est excessivement dépendant. Il est capricieux, jamais content, mais c'est là la stratégie qu'il a développée parce qu'elle marche pour satisfaire ses besoins. Vivre avec un partenaire qui présente cette forme d'attachement n'est pas de tout repos. Obtenir de l'affection reste problématique pour ces gens, qui sont perçus comme immatures, crampons, voire un peu hystériques et souvent agressifs. Mais ils font de très bons passionnés... chantage affectif, menaces de suicide, cris, tout est bon pour attirer l'attention et s'assurer de l'amour de l'autre.
L'attachement de type désorganisé (5%) [voir Bus Stop, Joshua Logan, 1956]
Alors que les trois autres types d'attachement correspondent à une logique (considérant ses parents, c'était durant la première année la meilleure stratégie que l'enfant pouvait développer pour satisfaire ses besoins), l'attachement désorganisé est une absence de stratégie. c'est ce qui le rend très différent des autres et incite de nombreux spécialistes à conseiller dans ce cas de figure le soutien d'un psy. Les enfants qui développent cet attachement grandissent dans un environnement très particulier, où plutôt que de recevoir la sécurité de leurs parents, c'est d'eux que l'on attend du réconfort. C'est le cas par exemple d'un parent qui se retrouve dans un environnement totalement étranger où il ne maîtrise rien, voire d'un parent qui a été abandonné dans son enfance, et se trouve en rupture de filiation. Comme le parent ne peut pas sécuriser l'enfant, celui-ci n'arrive pas à élaborer une stratégie d'attachement cohérente qui lui permette de se [rassurer], et il est en rupture complète de sécurité. Il va malgré tout la rechercher, mais de façon complètement désorganisée, en tentant à la fois des manœuvres d'approche et d'évitement. Si l'enfant n'a pas l'occasion de créer un lien plus sain avec un autre adulte,son développement risque d'être perturbé.
Arrivé à l'âge adulte, une personne qui présente ce type d'attachement a d'abord de la peine à entrer en contact avec autrui, puisqu'elle peut être très distante et soudainement trop envahissante. Pour former un couple, il lui faut un conjoint extrêmement sécurisant et stable, afin de briser le risque de reproduction de ce modèle.
[...] la première relation nouée imprime sa marque sur les suivantes: «cette première expérience façonne la théorie psychologique du bébé. Il va ensuite aborder les gens à partir de ce modèle, de ce système de référence. (BH)» Un enfant qui s'est senti abandonné va ainsi, même à l'âge adulte, se méfier des autres. «La foudre ne frappe pas au hasard, elle ne tombe que sur des paratonnerres construits pendant l'enfance, au cours de l'apprentissage des styles affectifs. Chacun frappe l'autre parce qu'il porte sur lui ce qui peut le toucher. (BC)» Face au même homme gai et confiant, une femme sécure sera séduite, une femme évitante se figera et se sentira en péril. Elle préférera une personnalité moins sûre d'elle, plus perturbée et sombre.
Mais si on n'aime pas par hasard, personne n'est définitivement enfermé dans un type d'attachement: «L'enfant n'est pas en soi un type. Dans sa façon d'être, beaucoup dépend aussi de la personne qu'il a en face. Il peut très bien nouer des relations différentes avec d'autres adultes, notamment son père ou une maman de jour. (BC)» Chaque nouvelle expérience, si elle se distingue des précédentes, vient ainsi modifier notre scénario de base. «L'évolution affective est donc possible. Le style affectif acquis dans l'enfance est une tendance qui oriente les relations ultérieures, mais n'est pas une fatalité qui pétrifie l'amour. (BC)»
Pour l'éthologue, la meilleure période pour une telle évolution est sans conteste l'adolescence et ses premières amours. «Dans la plupart des cas, l'amour provoque une amélioration des styles affectifs (BC)», bien des attachements de type évitant ou résistant évoluant vers le sécure. Mais si Boris Cyrulnik souligne tout particulièrement l'importance de l'adolescence, c'est notamment pour des raisons neurologiques: «L'effet hormonal provoque une reprise de développement du système nerveux, donc une nouvelle possibilité d'apprentissages biologiques.» Près du tiers des enfants affectivement blessés se «soignent» ainsi par la relation à un autre au cours de leur adolescence. Une progression que l'on retrouve chez les adultes: on estime ainsi que dans leur vie de couple, 50% des gens s'améliorent, 30-40% ne changent pas, et environ 10% sont déchirés et voient leur type d'attachement problématique dégénérer.
La théorie de l'attachement nous donne bien des explications sur les mécanismes de l'amour et les raisons qui nous poussent à choisir Paul plutôt que Jean. Reste une question: comment va évoluer cette relation? Aucun indice ne permet de dresser un pronostic. Contre toute attente, on sait par exemple que la vulnérabilité affective, si elle peut rendre très difficile la rencontre avec l'autre, est plutôt un facteur de stabilité: une fois en couple, les blessés sont prêts à faire plus de compromis que les autres, parce qu'ils ont le sentiment de progresser et parce qu'ils connaissent leur difficulté à créer des liens. «Les individus sécures peuvent plus vite sentir la relation comme une contrainte, une entrave à leur liberté, donc un prix excessif qu'ils refuseraient de payer. (BC)» Mais là aussi, foin de généralités: selon le partenaire rencontré, et mille autres facteurs, un couple peut mener les membres qui le constituent vers une réparation de leurs blessures ou au contraire une répétition des mêmes liens pathologiques. Il est impossible pour n'imorte quel spécialiste de la prédire. Après 50 ans de recherches, l'amour reste donc un mystère.
■ Sonia Arnal
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