Le Courrier, 22 février, 2008Quand l'amour arrive devant le psychiatre, cela indique des problèmes liés à l'évolution affective de la personne. Freud a longuement décrit les phases orale, anale et génitale de ce développement et à ces stades correspondent différents comportements amoureux. Les successeurs de Freud parlent d'une première phase indifférenciée où la relation avec l'autre est fusionnelle. Les personnes restées à ce stade ne trouvent jamais la bonne distance avec leur partenaire et cela peut engendrer de grandes souffrances. Dans la phase d'individuation, il faut apprendre à quitter maman sans sombrer dans l'angoisse de la perte, qui est une pathologie fréquente chez nos contemporains. Enfin, c'est la phase de différentiation où l'on se constitue à partir de modèles, au risque de se raconter des histoires et de se mesurer à des chimères. Nous sommes tous appelés à vivre et à surmonter ces expériences. Plus ou moins bien...
Aujourd'hui, la neurobiologie révèle d'une façon tout à fait visible le fonctionnement du circuit de la récompense dans notre cerveau. La satisfaction d'un désir produit de la dopamine, un neurotransmetteur du plaisir. Mais certains comportements compulsifs vont stimuler constamment la production de ce transmetteur. Ces pratiques laissent des traces dans le cerveau biologique en raison de la plasticité neuronale. On force le système de récompense, créant ainsi une demande toujours insatisfaite. Des facteurs génétiques prédisposent à ces comportements, les situations de stress également, ainsi que les traumatismes engendrés notamment par des abus sexuels, ou de la violence, et qui peuvent nous rendre vulnérables à l'addiction.
Sur le plan sexuel, on a toujours connu la nymphomanie et le donjuanisme qui peuvent trouver à s'exprimer sur l’internet aujourd'hui. Le web augmente l'accessibilité à des partenaires et ces échanges même réduits par exemple à une simple image, ou à des bribes de conversation érotique, offrent déjà du matériel qui va stimuler le système de récompense et imprimer sa trace dans le cerveau. Le virtuel représente un nouvel espace pour la psychiatrie. Jusqu'ici on connaissait le réel qui est le lieu de la vie consciente, le rêve qui est la vie nocturne inconsciente et les fantasmes qui relèvent de l'imaginaire et qui sont une forme de rêverie consciente. Le virtuel est une nouvelle catégorie ambiguë qui offre un espace intermédiaire entre le réel et l'imaginaire. Ce n'est pas du rêve, c'est bien du réel agissant et, en même temps, ce sont des interactions sans présence réelle. C'est du réel désincarné, du vécu sans chair, sans odeurs ni hormones. Autrement dit, le virtuel véhicule la présence de l'absence. Bien sûr on peut s'en satisfaire et même s'attacher à cet objet partiel qui se profile dans une fenêtre rectangulaire. C'est du lien social, quand même, qui nourrit certains besoins que nous avons de rencontrer des gens, de raconter des histoires, et cela se déroule dans un cadre maîtrisable, qui peut sembler rassurant.
Les études montrent que la plupart de ces rencontres virtuelles ne sont pas viables dans la vie réelle. Le virtuel permet en effet à l'imaginaire de se déployer apparemment sans limites et chacun peut s'y déplacer avec ses chimères, ses angoisses, ses problèmes. Autrement dit, on transporte aussi son bagage psychique sur l'internet mais sans avoir à se confronter au réel. Le virtuel peut ainsi être considéré comme un enfermement, si l'on songe que nous sommes libres de nous déployer pleinement dans le monde et avec les autres sur différents niveaux. Dans l'Antiquité on parlait d'éros ou amour des corps, de philia ou amour de certaines personnes et d'agapè ou amour du cosmos. S'enfermer sur l’internet ne permet pas d'accéder à cette grande navigation spirituelle qui s'offre à nos existences libres. ■ Propos de Jacques Besson, professeur ordinaire à l'Université de Lausanne et chef du Service de psychiatrie communautaire du CHUV, spécialiste des phénomènes d'addiction, recueillis par Nadine Richon, Unil
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