Le Nouvel Observateur, 2 décembre 2004
[Les sociétés secrètes datent du début du XVIIe siècle.] Elles remettent en valeur la notion fondamentale d’initiation. La Rose-Croix [1] est l’une des premières sociétés secrètes de l’ Âge moderne, précurseur de la franc-maçonnerie. C’est un texte anonyme mystérieusement apparu en 1614 dans le royaume de Habsbourg qui révèle l’existence d’une fraternité d’adeptes, chargés de transmettre la mémoire d’un non moins mystérieux chevalier du XIVe siècle, Christian Rosenkreutz, ayant pour mission d'unifier toutes les sagesses de l'humanité en vue du jugement dernier. Le mythe rosicrucien s'inspire de celui des Templiers, cet ordre militaire et religieux fondé pour les croisades et dont la règle de vie a été écrite par saint Bernard en 1129. Cet ordre fut persécuté par le roi de France Philippe le Bel avec le soutien du pape. Le vendredi 13 octobre 1307 eut lieu l’un des plus incroyables opérations de police de tous les temps: tous les Templiers de France furent arrêté à l’aube dans leur commanderie, torturés et massacrés. Depuis la mort sur le bûcher du dernier grand maître de l'Ordre, Jacques de Molay, en 1314, l'imaginaire occidental est hanté par cette croyance en la connaissance et aux pouvoirs occultes des Templiers.
[La franc maçonnerie est sans doute] d’inspiration rosicrucienne. Mais son histoire est mal connue. Au Moyen Âge, les maçons qui construisaient les cathédrales étaient ceux qui détenaient la connaissance des symboles, et donc celle de la dimension ésotérique du christianisme. À partir du début du XVIIIe siècle, on ne construit plus de cathédrales, [le christianisme se rationalise] et les connaissances ésotériques commencent à se perdre. On se met alors à organiser la transmission du savoir dans des cercles d’initiés et, en 1717, se crée la première Grande Loge de Londres. Quelques décennies plus tard, la franc-maçonnerie se donnera une légitimité très ancienne et fera remonter ses racines au Temple de Salomon via les Templiers… qui seraient devenus les héritiers de cette sagesse ancienne lors de leur séjour à Jérusalem.
Les sociétés secrètes et la franc-maçonnerie sont les prémices aux grands mouvements de réaction face aux progrès du rationalisme et d’une vision matérialiste du monde
[La véritable révolte arrivera plus tard, avec la formidable ébullition intellectuelle, littéraire et artistique] du romantisme allemand, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le romantisme, né de la postérité du Sturm und Drang, est le premier grand mouvement collectif de réenchantement du monde, une contestation en règle de la conception [matérialiste, mécaniste et désenchantée qui prévaut dans la civilisation] moderne occidentale. «La poésie est le réel absolu», dit Novalis. C'est-à-dire que plus une chose est poétique, plus elle est vraie. C'est extraordinaire comme vision du monde! Selon les romantiques en effet, l'homme, le cosmos et le divin sont en étroite relation et constituent une harmonie, une totalité infinie. La quête de l'homme est de parvenir à cette unité, en expérimentant intérieurement et socialement l'intensité de ces relations. [En ce sens, l'activité, la sensibilité poétiques contribuent au réenchantement d'un monde privé de ses charmes par une modernité marchande]. Les romantiques vont réhabiliter les mythes et les contes populaires (les frères Grimm) et l'idée de l' Âme du Monde, l'anima mundi des Anciens, inventer une science de la Nature, la Naturphilosphie, qui se veut une alternative à la science expérimentale [qui, elle, repose sur une conception univoque du réel: il n’existe qu’un seul niveau de réalité,] celui qu’on peut observer et manipuler. [On trouve cette philosophie de la Nature en écho chez de nombreux poètes jusqu’à Baudelaire qui écrit dans [...] «Correspondances» [2]: «la Nature est un temple où de vivants piliers…».] Les premiers romantiques faisaient partie de sociétés secrètes. Puis ils se sont tournés vers l’Orient dont on commence à découvrir en Europe la profondeur religieuse et philosophique. En 1800, Friedrich Schlegel affirme: «C'est en Orient que nous devons chercher le romantisme suprême.» Se reproduit alors le même scénario qu’à la Renaissance: ils idéalisent un Orient mythique [...] dont ils pensent que les textes sacrés remontent à plusieurs milliers d’années et sont bien antérieurs à la Bible. [La découverte de l'Orient répond au rêve romantique d'un âge d'or de l'humanité perpétué jusqu'à nos jours dans une civilisation radicalement différente de la nôtre, sauvage, primitive et pure de tout matérialisme.] On va vite déchanter au fur et à mesure que la connaissance de l’Orient réel prendra le pas sur le rêve orientaliste [et] les romantiques vont perdre leur bataille contre le rationalisme, le matérialisme et le machinisme.
La deuxième grande vague d'ésotérisme, au XIXe siècle, quand apparaît le mot lui-même
L’ésotérisme du milieu du XIXe siècle hérite de tous les ésotérismes antérieurs – ésotérisme de l’ Antiquité, de la Renaissance, du XVIIIe siècle, des romantiques -, mais il se démarque fortement de ses prédécesseurs en épousant l’idée de progrès et en voulant réconcilier la religion et la science dans un savoir unique. Ce nouvel ésotérisme va prendre plusieurs expressions. Celui par exemple de l’occultisme, dont le mage Eliphas Levi (1810-1875) fut le grand théoricien, et qui entend regrouper toutes les pratiques magiques et divinatoires en en donnant une explication pseudo-scientifique. C’est aussi la naissance du spiritisme, en 1848, dans un petit village des États-Unis, avec les sœurs Fox qui font des expériences [de contacts avec les morts qui se veulent quasi-scientifiques]. En Europe, le médium français Allan Kardec joue un rôle déterminant en codifiant les pratiques du spiritisme dans «le Livre des esprits». C'est lui aussi qui introduit en Occident l’idée de la réincarnation selon l’idée moderne de progrès: les Esprits se réincarnent de corps en corps selon une loi universelle d’évolution de l’ensemble de la création. Ainsi curieusement, dans la seconde moitié du XIXe siècle qui marque le triomphe du scientisme, la plupart des grands créateurs, de Victor Hugo à Claude Debussy en passant par Verlaine et Oscar Wilde, font tourner les tables pour rentrer en contact avec les morts ou s’adonnent à des pratiques occultes.
Une autre expression de cet ésotérisme «moderne» sera la Société théosophique [3]. Le 8 septembre 1875, à New York, une femme issue de la noblesse russe Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891) fonde avec le colonel Henry Steel Olcott (1832-1907) la Société théosophique. Médium, elle prétend tirer ses enseignements de maîtres spirituels qu'elle aurait rencontrés au Tibet, ce qui est absolument faux puisqu'il [a été] prouvé qu'elle n'avait jamais été au Pays des Neiges. Mais en évoquant les maîtres du Tibet comme les derniers dépositaires de la religion primordiale de l'humanité, elle fera naître le mythe du «Tibet magique», peuplé de lamas aux pouvoirs surnaturels. [Le théosophe Rudolf Steiner, en 1912,] quitte la Société et fonde son propre mouvement, l’ Anthroposophie, qui va contribuer à dynamiser l'univers de cette contre-culture ésotérique. Pour [l'anthroposophie], le monde et l'homme se répondent à travers un jeu de correspondances subtiles. Le génie de Steiner sera de donner des applications pratiques à sa pensée, dans la médecine, l'économie, l'éducation... Il va par exemple développer l’ agriculture biodynamique.
À partir de la 1ère guerre mondiale, les sociétés ésotériques semblent se déliter
La première moitié du XXe siècle a été tellement meurtrière que tous ces mouvements de spiritualité parallèle ont été cassés. Il faudra attendre les années 60 pour voir naître une nouvelle tentative de réenchantement du monde. C’est ce qu’on a appelé la vague New Age [4], qui prend son essor en Californie et qui entend unir la psychologie occidentale avec la spiritualité orientale [en cherchant à] relier l’homme au cosmos. Mais comme les ésotérismes qui le précèdent, cette nouvelle religiosité alternative est [davantage] tournée vers l’avenir que vers le passé et le mythe de l’ Éden perdu: elle annonce l’entrée dans le Nouvel Age du Verseau, seul signe astrologique représentant un homme et non un animal et qui symbolise l’avènement d’une religion universelle humaniste. Ce qui est remarquable avec le New Age, c’est qu’à l’époque des médias de masse il diffuse, bien au-delà des cercles d’initiés, les idées de l’ésotérisme dans la société globale: le divin n’est plus personnel mais identifié à une sorte d’ «âme du monde», une énergie, la fameuse «force» de «la Guerre des étoiles»; il existe une unité transcendante des religions qui se valent plus ou moins; l’essentiel est d’expérimenter le divin en soi; il existe des correspondances universelles et des êtres intermédiaires, tels que les anges ou les esprits fondamentaux de la nature, etc.
Un vieux ressort de l’ésotérisme, la théorie du complot
L’ésotérisme [...]s’est constitué en marge des Églises, qui l’ont toujours combattu en raison de son pouvoir subversif. Pour contrecarrer les attaques des Églises officielles, les ésotéristes se sont construits une position défensive qui consiste à dire: les religions cherchent à nous étouffer parce que nous détenons une vérité secrète qu’elles ne veulent pas vous révéler. L’argument est séduisant, très démagogique [...]. Mais [il y a aussi des choses justes comme par exemple le refoulement par le christianisme du féminin sacré. Et il faut] rendre grâce à l’ésotérisme en général d’avoir apporté un élément de féminisation du divin. Car les idées ésotériques de l’âme du monde, de l’immanence du divin ou des ses émanations sont des archétypes typiquement féminins.
[Certaines thèses mènent] tout droit vers une idéologie typiquement sectaire: nous sommes les élus, le petit cercle des initiés qui possédons la vérité unique pendant que tout le reste de l’humanité erre dans l’ignorance. D’autres, qui insistent sur l’idée d’une tradition primordiale et critiquent tout progrès moderne, ont souvent des [relents] d’ extrême droite. Toutes sont guettées par des dérives irrationnelles graves. Dans la secte de l’ Ordre du Temple solaire par exemple, la dérive meurtrière a été légitimée au nom des «maîtres invisibles» [L’action était basée sur un fonctionnement élitiste. L’existence d’une
hiérarchie invisible, «les maîtres invisibles», était également
évoquée. (http://www.voltairenet.org/article3169.html)] templiers! Pour des esprits faibles, il existe un vrai risque de décrochage du réel. Umberto Eco, en bon sémiologue, a fait dans ses deux premiers romans la [critique] du délire interprétatif. Dans «le Nom de la rose» il dénonce le délire interprétatif de nature religieuse: les moines interprètent les crimes commis dans leur monastère comme une réalisation des prophéties de l’ Apocalypse. Dans «le Pendule de Foucault», il met en scène la folie ésotérique.
[On peut voir le retour la permanence de l’ésotérisme dans nos sociétés modernes comme un signe inquiétant du besoin de magie et d’irrationnel.] On peut y voir aussi une tentative de rééquilibrage chez l’homme occidental moderne de ses fonctions imaginatives et rationnelles, des polarités logiques et intuitives de son cerveau. Ne faudrait-il pas admettre une fois pour toutes, comme ne cesse de le rappeler Edgar Morin depuis quarante ans, que l’être humain est à la fois sapiens et demens? Qu’il a autant besoin, pour vivre une vie pleinement humaine, de raison que d’amour et d’émotion, de connaissance scientifique que de mythes? Bref de mener une existence poétique. ■
Propos de Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue des religions, recueillis par Marie Lemonnier
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