En cet été 1909, le pont de Brooklyn était presque achevé. C'était l'un des trois grands
ponts suspendus, construits au-dessus de l'
East River, pour relier l'île de
Manhattan à ce qui jusqu'en 1898 avait été la ville de
Brooklyn. Une fois terminés, ces ponts - le Brooklyn, le
Williamsburg et le
Manhattan - devinrent les plus longs existants; le magazine Scientific American les qualifia même de plus grands chefs-d'œuvre d'
ingénierie au monde. Leur réalisation avait été rendue possible grâce à l'invention du câble d'acier, mais aussi d'une innovation technologique particulière: l'ingénieux caisson pneumatique.
Voici le problème qu'il permettait de résoudre. Les deux tours massives du pont, nécessaires pour soutenir les câbles, devaient reposer sur des fondations sous-marines, à près de trente mètres sous la surface. Or ces fondations ne pouvaient reposer directement sur le sol meuble du lit de la rivière. Les nombreuses couches de sable, de vase, de schiste argileux, et de caillasse devaient être draguées, brisées, et parfois dynamitées pour atteindre enfin le socle rocheux. Creuser de telles fondations sous l'eau était considéré comme impossible - jusqu'à ce qu'on eût l'idée du caisson pneumatique.
Il s'agissait au départ d'une énorme caisse en bois. Le caisson du pont de Manhattan, du côté de la ville de New York, couvrait près de 1600 mètres carrés. Sa paroi était constituée d'innombrables planches de pin, fixées ensemble sur une épaisseur de plus de six mètres, calfatées au moyen de millions de barils d'étoupe, de poix bouillante et de vernis. Le dernier mètre au pied du caisson était renforcé de chaque côté avec de la tôle à chaudière. L'ensemble pesait plus de vingt-sept mille tonnes.
Le caisson possédait un toit, mais pas de fond. Son sol était tout simplement constitué par le lit de la rivière. C'était en quelque sorte la plus grosse cloche de plongée jamais construite.
Celui du pont de Manhattan fut déposé au fond de la rivière en 1907, puis il se remplit d'eau. À terre, on installa d'énormes machines à vapeur, qui se mirent à pomper jour et nuit de l'air acheminé par des tuyaux à l'intérieur du caisson. À force de pression, l'air comprimé chassa toute l'eau à travers des trous de sonde percés dans les parois. Le caisson était par ailleurs relié au quai par un monte-charge, qui permettait de faire descendre les ouvriers. Ceux-ci avaient à présent directement accès au lit de la rivière et, en respirant l'air pressurisé, pouvaient entreprendre les travaux considérés jusque-là comme impossibles: casser la caillasse, pelleter le limon, dynamiter les rochers, et couler le béton. Tous les déchets extraits étaient évacués par un ingénieux système de compartiments appelés «fenêtres», bien qu'on ne pût voir au travers. Trois cents hommes pouvaient travailler en même temps au fond du caisson.
Pourtant un danger invisible rôdait. Les ouvriers qui sortaient du tout premier caisson pneumatique au terme de leur journée de labeur - employés à la construction du pont de Brooklyn - étaient souvent victimes d'étourdissements. Ils sentaient ensuite leurs articulations se raidir, puis leurs coudes et leurs genoux se paralyser, avant d'éprouver une intolérable douleur à travers tout le corps. Les docteurs baptisèrent cette mystérieuse affection la «maladie des caissons» [1]. Les travailleurs, eux, l'appelaient «bends», en raison des contorsions auxquelles se livraient tous ceux qui en souffraient. Des milliers d'hommes furent ainsi touchés, des centaines restèrent paralysés, et beaucoup moururent avant qu'on eût découvert que ralentir la remontée à la surface en forçant les ouvriers à faire des pauses suffisait à empêcher ces troubles.
En 1909, la science avait fait des progrès considérables en matière de décompression. Des tableaux avaient été mis au point, permettant de déterminer avec exactitude combien de temps devait durer la décompression, en fonction du nombre d'heures passées à descendre dans le caisson. [...]
Jed Rubenfeld, L'interprétation des meurtres, 2006, Panama, 2007
1. TC | VulgarisMédical [T]
Commentaires