Le Temps, 26 mars 2008
Le
changement climatique [1] est désormais considéré comme un péril majeur par la communauté internationale, qui a commencé à se mettre en ordre de bataille pour tenter de le limiter. Il n’en reste pas moins très mal connu: si son existence ne fait plus de doute, si son origine humaine est reconnue, sa dynamique, elle, demeure un profond mystère. Les projections réalisées jusqu’ici laissent penser que le phénomène se développera de manière graduelle. Mais les projections manquent par nature d’imagination. Une autre hypothèse, tout aussi vraisemblable, est celle d’une évolution par à-coups. […]
[…] le réchauffement est susceptible de franchir des seuils et de transformer brutalement la physionomie de la planète.
Prenez la banquise, la fameuse banquise arctique en état de fonte accélérée depuis plusieurs années. Le soleil peut la frapper longtemps sans causer de dégâts majeurs. Mais lorsque son rayonnement la transperce, ce qui est désormais le cas sur d’immenses surfaces, un cap est franchi. Le pouvoir réfléchissant de l’eau étant bien moindre que celui de la glace, il se met d’un coup, d’un seul, à réchauffer bien davantage la planète.
Autre illustration du phénomène, toujours dans le Grand Nord: le sol gelé, ou permafrost, peut chauffer de plusieurs degrés sans que cela ne change quoi que ce soit au climat. Mais le jour où il passera de l’état solide à l’état liquide, il dégagera soudainement d’énormes quantités de
méthane, retenues depuis des millions d’années en son sein, et bouleversera en un temps record la composition de l’
atmosphère.
L’effet de seuil n’est pas l’exception mais la règle. Dans les forêts, les tourbières, le sol, les océans et même la haute atmosphère, on le retrouve partout sous une forme ou sous une autre. Avec des conséquences convergentes: émission massive de gaz à effet de serre [2], réchauffement accéléré, brusque montée des eaux.
Le passé, d’ailleurs, ne fait que confirmer cette réalité. L’évolution du climat a traversé de tout temps des phases de sursauts désordonnés. Le dernier exemple spectaculaire en date accompagne la sortie de la dernière période glaciaire. Si le mouvement s’est produit sur une longue période, il s’est emballé peu avant l’an 10 000. En une décennie, la température du monde s’est élevée de 5 degrés, la moitié du réchauffement global enregistré durant toute la période.
[L’homme harcèle le système climatique.] Au plus fort de la dernière glaciation, l’atmosphère contenait quelque 400 milliards de tonnes de dioxyde de carbone. Le réchauffement qui a suivi y a transféré 200 milliards de tonnes supplémentaires en provenance des océans. La
révolution industrielle en a ajouté 200 milliards de plus en cent cinquante ans, portant le total à 800 milliards, une quantité inégalée depuis l’apparition d’
Homo sapiens , ce qui projette notre monde dans l’inconnu.
[Ce scénario inquiétant ne présente qu’une hypothèse, des mécanismes naturels insoupçonnés entreront peut-être en scène pour maintenir un statu quo, le changement se fera peut-être plus graduellement que certains ne le craignent.] Le problème est qu’on ne sait pas. La communauté internationale élabore des politiques en aveugle. Un certain consensus s’est dégagé pour décréter qu’un réchauffement de 2 degrés serait supportable. Cela peut être vrai si le changement est graduel. Mais cela ne veut plus rien dire s’il doit passer par des seuils dont on ignore en outre l’emplacement.
[Contre le réchauffement, il y a de fortes chances pour que nous soyons lancés dans une partie de poker]. Avec une mise maximale. ■ Étienne Dubuis, à l’occasion de la publication du livre de
Fred Pearce, Points de rupture. Comment la nature nous fera payer un jour le changement climatique, Calmann-lévy, Paris, 2008
1. UE | ChangementClimatique | DocFrançaise | Météosuisse | Swissinfo [T]
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