[...] concernant le développement du multimédia, il est souvent question des «impacts» des nouvelles technologies de l'information sur la société ou la culture. La technologie serait comparable à quelque projectile (caillou, obus, missile?) et la culture ou la société à une cible vivante... Cette métaphore balistique est critiquable à plus d'un titre. Il ne s'agit pas tant d'évaluer la pertinence stylistique d'une figure de rhétorique que de mettre au jour le schéma de lecture des phénomènes - à mon sens inadéquat - que révèle la métaphore de l'impact (voir Mark Johnson, Georges Lakoff, Les Métamorphoses dans la vie quotidienne, Minuit, Paris, 1985).
Les techniques viennent-elles d'une autre planète, le monde des machines, froid, sans émotion, étranger à toute signification et à toute valeur humaine, comme une certaine tradition de pensée tend à le suggérer (C'est, par exemple, la thèse, à peine caricaturée ici, de Gilbert Hottois dans Le signe et la Technique, Aubier-Montaigne, Paris, 1984)? Il me semble au contraire que non seulement les techniques sont imaginées, fabriquées et réinterprétées à l'usage par des hommes, mais que c'est même l'utilisation intensive des outils qui constitue l'humanité en tant que telle (conjointement avec le langage et les institutions sociales complexes). C'est le même homme qui parle, enterre ses morts et taille le silex. Se propageant jusqu'à nous, le feu de Prométhée cuit les aliments, durcit l'argile, fond les métaux, alimente la machine à vapeur, court dans les câbles à haute tension, brûle dans les centrales nucléaires, explose dans les armes et les engins de destruction. Par l'architecture qui l'abrite, le rassemble et l'inscrit sur la Terre; par la roue et la navigation qui ont ouvert ses horizons; par l'écriture, le téléphone et le cinéma qui l'inflitrent de signes; par le texte et le textile qui, tramant la variété des matières, des couleurs et des sens, déroulent à l'infini les surfaces ondulées, luxueusement repliées, de ses intrigues, de ses étoffes et de ses voiles, le monde humain est d'emblée technique.
La technologie est-elle un acteur autonome, séparé de la société et de la culture, qui seraient les entités passives percutées par un agent extérieur? Je soutiens au contraire que la technique est un angle d'analyse des systèmes sociotechniques globaux, un point de vue qui met l'accent sur la partie matérielle et artificielle des phénomènes humains, et non une entité réelle, qui existerait indépendamment du reste, aurait des effets distincts et agirait par elle-même. Les affaires humaines comprennent de manière indissociable des interactions entre:
- des personnes vivantes et pensantes,
- des entités matérielles naturelles et artificielles,
- des idées et des représentations.
Il est impossible de séparer l'humain de son environnement matériel, ni des signes et images par lesquels il donne sens à la vie et au monde. De même, on ne peut séparer le monde matériel - et encore moins sa part artificielle - des idées par lesquelles les objets techniques sont conçus et utilisés, ni des humains qui les inventent, les produisent et s'en servent. Ajoutons enfin que les images, les mots, les constructions de langage nichent dans les esprits humains, fournissent moyens et raisons de vivre aux hommes et à leurs institutions, sont portés en retour par des groupes organisés et outillés comme par des circuits de communication et des mémoires artificielles (Comment des forces institutionnelles et des techniques matérielles portent-elles des idées... et vice versa? C'est là une des lignes de recherche principales de l'entreprise «médiologique» initiée par Régis Debray. Voir, par exemple, son Cours de médiologie générale, Gallimard, Paris, 1991, Transmettre, Odile Jacob, Paris, 1997, et la belle revue Les Cahiers de médiologie.).
Même si nous supposons qu'il existe effectivement trois entités: technique, culture et société, plutôt que mettre l'accent sur l'impact des technologies on pourrait tout aussi bien prétendre que les technologies sont des produits d'une société et d'une culture. Mais la distinction tranchée entre culture (la dynamique des représentations), société (les gens, leurs liens, leurs échanges, leurs rapports de force) et technique (les artefacts efficaces) ne peut être que conceptuelle. Aucun acteur, aucune «cause» véritablement indépendante n'y correspond. On prend des biais intellectuels pour des acteurs parce qu'il y a des groupes bien réels qui s'organisent autour de ces découpages verbaux (ministères, disciplines scientifiques, départements d'université, laboratoires de recherche) ou parce que certaines forces ont intérêt à faire croire que tel problème est «purement technique», ou «purement culturel» ou encore «purement économique». Les rapports véritables ne se nouent donc pas entre «la» technologie (qui serait de l'ordre de la cause) et «la» culture (qui subirait des effets), mais entre une multitude d'acteurs humains qui inventent, produisent, utilisent et interprètent diversement des techniques (Nous avons longuement développé ce point dans notre ouvrage Les Technologies de l'intelligence, Seuil, Paris, 1993. Voir également les travaux de la nouvelle anthropologie des sciences et des techniques, par exemple Bruno Latour, La Science en action, La Découverte, Paris, 1989.).
Pierre Lévy, Cyberculture, Odile Jacob, Paris, 1997
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