Le Temps, 15 mars 2008
L’
inceste reste l’un des tabous les plus puissants de nos sociétés. Mais pour quelles raisons des pays comme la Suisse ou l’Allemagne continuent-ils à envoyer en prison des adultes, parents ou enfants, frères et sœurs, qui ont eu entre eux des relations sexuelles librement consenties? Alors que d’autres, comme la France, depuis 1810, la Belgique, l’Espagne ou les Pays-Bas, y ont renoncé. Par eugénisme, pour préserver le pays de la naissance d’enfants handicapés, par souci de défendre une conception morale de la société?
En confirmant […] que l’inceste constituait une infraction pénale passible de l’emprisonnement, et en renvoyant en prison Patrick Stübing, 31 ans, qui a eu quatre enfants avec sa sœur […], la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a soulevé bien plus de questions qu’elle n’en a résolu. L’un des huit juges, le vice-président de la Cour lui-même, Winfried Hassemer, a en effet mis en doute le fondement juridique de cette criminalisation. Selon lui, non seulement les conséquences pénales sont disproportionnellement lourdes, mais de plus la législation ne fait que répondre à des idées morales et non à une nécessité fondamentale, comme de protéger des victimes potentielles.
Winfried Hassemer, 68 ans, dont c’était l’un des derniers jugements, est connu pour son interprétation très libérale du droit. Selon lui, la norme pénale ne doit intervenir que comme dernier rempart et uniquement pour empêcher des dégâts irréparables. Or, constate-t-il, l’article 173 du Code pénal allemand est loin d’être clair sur sa raison d’être. En effet, seule la pénétration, le coït, est punissable, et non d’autres actes sexuels. Ce qui laisse planer le doute sur la volonté de protéger ainsi le mariage et la famille. La procréation en elle-même, par exemple la procréation assistée grâce au sperme d’un frère, n’est pas condamnée.
Winfried Hassemer a jeté le trouble chez les éditorialistes [1], mais aussi chez nombre d’éminents juristes allemands, comme le professeur Joachim Renzikowski. Celui-ci voit des «considérations eugéniques» dans le jugement de la Cour constitutionnelle, qui estime que le législateur «a le droit de préserver la famille contre les effets néfastes de l’inceste», notamment le risque élevé de malformations chez les enfants. La Cour de Karlsruhe semble admettre que la criminalisation de l’inceste est justifiée par la protection de la santé génétique de la population.
Mais, pour Patrick Stübing et sa sœur Susan, de sept ans sa cadette, le jugement ne fait que les enfoncer dans la spirale infernale de la justice. Condamné à trois reprises, dont la dernière fois à 25 mois d’emprisonnement par un tribunal de Dresde, Patrick devra retourner en prison. Mais, comme les deux amoureux n’arrivent pas à vivre l’un sans l’autre, la machine judiciaire va continuer à les poursuivre.
Leur histoire tient pourtant de la tragédie antique. Père alcoolique et violent, mère incapable de s’occuper d’une famille de huit enfants, Patrick a été placé dès l’âge de 4 ans dans une famille d’adoption. La vingtaine passée, il a cherché à retrouver ses origines. Et c’est ainsi qu’il a débarqué, en 2000, chez sa mère, à Zwenkau, en Saxe. Il y a ainsi découvert qu’il avait une jeune sœur, Susan, dont il ignorait l’existence. Les deux se sont rapprochés, un sentiment amoureux est né entre eux. À la mort de leur mère, ils ont franchi le pas. Un premier enfant est né en 2001. Trois autres, dont deux handicapés, ont suivi. Aujourd’hui les enfants ont tous été placés dans des familles d’accueil.
Dans les pays où n’existe pas d’infraction pénale, il n’y a pas davantage d’incestes, en raison du puissant tabou social qu’il demeure, relèvent les psychologues. Le fait d’être élevé intimement ensemble annihile en principe l’attirance sexuelle. Or, le drame de Patrick et Susan, c’est qu’ils ont été séparés dans leur enfance et que tout dans leur vie les rapproche aujourd’hui. ■ Yves Petignat, Berlin
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