Le Monde, 9 novembre 2001
"Descendre d'un singe, mon cher, espérons que cela n'est pas vrai. Et si cela était, prions pour que cela ne se sache pas!", souhaitait l'épouse de l'évêque anglais Worcester en 1860 - un an après la publication par Darwin de L'Origine des espèces [1]. En ce qui concerne les grande singes, son vœu aura été exaucé: nous n'en "descendons" pas, nous les côtoyons, sur des branches voisines du grand arbre évolutif de la vie. "Aujourd'hui, nous savons avec certitude que nous partageons avec ces espèces des ancêtres qui n'ont pas 10 millions d'années. Il est donc logique de s'attendre à retrouver chez elles quelques-uns des caractères qu'on présente habituellement comme "naturellement" propres à l'homme" ( Yves Coppens [2], anthropologue au Collège de France). Logique, mais pas toujours facile. Surtout quand ces caractères touchent à ce que nous considérons comme le plus représentatif de notre spécificité humaine.
Passe encore lorsqu'il s'agit de la bipédie: si de nombreux primates sont "adaptés" à la marché sur deux pattes, l'homme et ses ancêtres directs restent d'ailleurs les seuls à s'être "spécialisés" dans ce mode de locomotion, et la station verticale comme la course bipède restent leur apanage. Passe, aussi, en ce qui concerne l'utilisation d'outils. Darwin lui-même, dans La Filiation de l'homme (1871), ne notait-il pas que des chimpanzés d'Afrique de l'Ouest utilisaient des outils de pierre?
L'observation, il est vrai, resta longtemps peu exploitée. Mais on admet aujourd'hui que les grands singes ont recours, pour leurs tâches quotidiennes, à divers outils de pierre, d'os et de bois. Et, même, qu'ils savent les détourner de leur fonction première pour leur inventer d'autres usages. "L'homme et le chimpanzé se distinguent des autres espèces animales non par leur capacité à utiliser des outils - présente chez de nombreuses espèces d'oiseaux et de mammifères -, mais pas leur meilleure compréhension de la causalité, qui leur permet de concevoir l'avantage conféré par un outil dans une situation donnée" ( Christophe Boesch, primatologue à l'Institut Max-Planck d'anthropologie évolutive de Leipzig).
Plus nouveau, et plus dérangeant: la conviction, de plus en plus répandue chez les primatologues, que les grands singes, à l'instar de l'homme, possèdent une sorte de "culture". Ainsi sait-on aujourd'hui que des chimpanzés vivant dans des troupes différentes communiquent à l'aide de signaux qui leur sont propres, et qui sont appris d'une génération à l'autre. Ces troupes, face au même choix alimentaire, n'auront pas les mêmes préférences ni les mêmes techniques d'acquisition de la nourriture. Et ces techniques, qu'il s'agisse de la pêche aux termites à l'aide de baguettes ou du cassage de noix avec percuteur et enclume, sont transmises par apprentissage des aînés aux plus jeunes. Dès lors, que nous reste-t-il? Les comportements sociaux? Les chimpanzés pratiquent la chasse collective, partagent les nourritures les plus prisées, connaissent l'art de la consolation comme celui de la guerre et savent aussi se montrer fins politiques. La morale? "Une déviation par rapport à la règle peut provoquer une protestation chez un subordonné ou une punition par individu dominant" ( Frans de Waal, éthologiste à l'Université Emory d'Atlanta et grand connaisseur des chimpanzés).
L'intelligence, alors? Sans doute. Mais laquelle? Celle de l'homme, qui leur demande de manipuler, compter et classer des objets et des signes, ou celle qui leur est nécessaire dans leur environnement? "Si des singes sont capables d'utiliser un langage symbolique en laboratoire, pourquoi ne le font-ils pas en milieu naturel" (Dominique Lestel, philosophe et éthologiste à l'École normale supérieure de Paris)? "Les singes comme les hommes sont des machines cognitives. Leur cerveau produit des images mentales qui les rendent capables d'anticipation et d'innovation, c'est-à-dire d'adapter leurs expériences passées à des situations nouvelles" ( Jacques Vauclair, psychologue à l'Université de Provence à Aix-en-Provence).
Qu'elles qu'en soient les raisons, le hiatus est pourtant bien là: mêmes s'ils sont capables d'apprendre plusieurs centaines de mots - en langage des signes, la position de leur larynx leur interdisant d'articuler les sons -, les chimpanzés ne racontent pas d'histoires. Ils n'ont pas de formulation du futur, du passé et du conditionnel, ils ne décrivent pas leur langage. Bien qu'ils sachent se reconnaître dans un miroir, sans doute n'ont-ils également qu'une conscience très vague d'eux-mêmes, et peu d'interrogations sur leur condition simienne.
Comment la conscience est-elle venue à l'homme? L'éthologiste et neuropsychiatre Boris Cyrulnik (Faculté de lettres et de sciences humaines de Toulon) parle d'une "sorte d'effet papillon, un battement d'aile neuronal qui modifie notre rapport à nous-mêmes et au monde". Une réponse plus précise n'est pas pour demain. Notre conscience est une évidence... tant que nous ne cherchons pas à comprendre par quel mystère nous la possédons. En fin de compte, là réside peut-être le propre de l'homme: dans la recherche du propre de l'homme. ■ Catherine Vincent
2. CanalU
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