Le Matin Dimanche, 6 avril 2008
[À Nicosie, la rue Ledra, déminée par les soldats de l'ONU, est le second point de passage qui permette aux piétons de passer en zone turque.] La rue Ledra est symbolique, c'est là que les premières barricades ont été dressées dans les années 1960, au début des violences intercommunautaires, avant de faire place à un mur protégé par des mines. Dans les années 1950, quand Lawrence Durrell y écrivait son admirable «Citrons acides», on comptait deux Turcs pour sept Grecs dans cette île qui verrouillait la voie stratégique du canal de Suez. Et 1956, la nationalisation du canal par Nasser, suivie d'une funeste équipée franco-britannique, enleva à Chypre sa séculaire importance sur la route de l'Orient. Après de retorses négociations, Londres finit par se retirer et accorder une indépendance dominée par les Grecs. C'était abandonner en un face-à-face tragique les nationalismes grec et turc. En juillet 1974, quand le régime fasciste des colonels commença à trembler à Athènes, la garde nationale chypriote tenta un coupt d'État contre l'archevêque-président Makarios. La riposte turque fut foudroyante. Et l'armée grecque mise au tapis en quelques jours. L'extrême droite perdit le pouvoir à Chypre, puis à Athènes. Les Turcs s'approprièrent 40% du territoire chypriote qui fut purifié ethniquement, Turcs et Grecs se regroupant de part et d'autre de la ligne de cessez-le-feu qui coupe le pays en deux. Le printemps qui vient annonce des citrons politiquement moins acides. Mais la prudence reste de mise: la politique turque est toujours imprévisible et du côté chypriote grec, le chantre de l'ouverture est un communiste. ■ Gérard Delaloye, historien et journaliste
Le Temps, 4 avril 2008
Le geste marque une étape symbolique importante dans de longs efforts de réunification insulaire: Chypriotes grecs et turcs ont rouvert […] la rue Ledra, ce symbole puissant de la partition de l'île au cœur de Nicosie.
La rue Ledra (rue Lokmaci en langue turque) est une grande artère commerçante piétonnière, éminemment touristique, qui traverse le centre historique de Nicosie du nord au sud. Barricadée depuis 1963 jusqu'à hier, elle se charge d'une portée symbolique supplémentaire, puisqu'elle est désormais un nouveau point de passage entre le sud et le nord de la capitale de Chypre. Une île qui est divisée, rappelons-le, depuis 1974, à la suite de l'invasion et de l'occupation par l'armée turque de son tiers nord après une tentative de coup d'Etat contre le président Makarios.
Bordée aujourd'hui d'une multitude de boutiques, bars et restaurants, la rue Ledra débouche sur la «ligne verte» qui traverse Nicosie de part en part, la zone tampon administrée par les Nations unies. Ce secteur urbain avait été surnommé le Murder Mile lors de la lutte pour l'indépendance chypriote à la fin des années 1950, puisque c'est là qui y étaient concentrées les nombreuses attaques contre les forces de l'Empire colonial britannique.
Le centre historique de Nicosie s'élève sur le site d'une cité du IIe millénaire avant J.-C., mais la ville n'est devenue la capitale de l'île qu'au XIe siècle de notre ère. Les Lusignan y construisirent un palais royal et une cinquantaine d'églises gothiques. Le cœur de la cité est enfermé dans les murailles vénitiennes du XVIe et abrite des musées, des églises, des monuments médiévaux. Connue d'ailleurs en tant que Ledra ou Ledrae dans l'Antiquité, Nicosie a été conquise par Richard Cœur de Lion lors de la troisième croisade en 1191, est devenue possession des Vénitiens en 1489, avant de tomber aux mains des Turcs en 1571. ■
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