Le Temps, Samedi Culturel, 15 mars 2008
Depuis leur première parution en 1979, les [Principes d’éthique biomédicale (Principles of Biomedical Ethics)] de Tom Beauchamp et James Childress [...] constituent «l’ouvrage majeur de l’éthique médicale contemporaine» [1]. Il illustre ce que l’on appelle depuis lors le «principisme» [2], c’est-à-dire la doctrine selon laquelle un nombre restreint de principes moraux permet de s’orienter dans les innombrables dilemmes qui surgissent quotidiennement dans la pratique médicale. Pour Beauchamp et Childress, ces principes sont au nombre de quatre:
- le principe d’autonomie, qui exige que le patient ou le sujet de la recherche soit capable de décider pour lui-même, et soit suffisamment informé des tenants et aboutissants de l’action envisagée; ce principe est solidaire de la notion, féconde mais toujours en débat, de «consentement éclairé»;
- le principe de non-malfaisance, qui oblige à ne pas infliger de mal à autrui, principe dont l’interprétation devient cruciale dans la décision de poursuivre ou d’arrêter un traitement;
- le principe de bienfaisance, qui n’oblige pas seulement à éviter un mal, mais enjoint d’œuvrer pour le bien-être des personnes; il ne s’agit donc pas simplement de s’abstenir de mal agir, mais de faire le bien d’autrui, ce qui peut entrer en contradiction avec son autonomie (risque paternaliste de faire le bien d’une personne malgré elle);
- le principe de justice, qui à un niveau plus général se préoccupe de l’équité dans l’accès aux ressources médicales.
Le principe du principisme, si l’on peut dire, est qu’une fois en possession de ces quatre orientations générales, on peut, en y associant un certain nombre de règles complémentaires (comme la protection des personnes incapables de jugement, par exemple), trouver des solutions aux dilemmes moraux. Il s’agit donc d’appliquer des règles générales aux cas particuliers. Certes, les situations doivent être à chaque fois appréciées, et les solutions adaptées en conséquence, par la discussion, la délibération, etc. Mais le modèle reste celui de l’application déductive d’un savoir théorique à des situations concrètes.
La question est de savoir si cette méthode déductive, séduisante parce que sécurisante (c’est ce qui en a fait un temps la bible de la morale médicale), est véritablement adaptée à la complexité et à la nature des problèmes bioéthiques. Elle offre assurément de bons points de repère; mais à la réflexion, elle peut paraître appauvrissante, voire naïve.
Beaucoup de critiques du principisme se sont élevées au fil du temps. On lui a reproché son accent excessif sur l’individualisme libéral, centré sur les droits de la personne; son oubli de la dimension relationnelle; son accent sur la dimension d’impartialité lui aurait fait oublier la sollicitude ou la compassion que l’on doit aux personnes souffrantes et au respect de leurs besoins toujours particuliers; ses principes seraient trop abstraits au regard des situations particulières; elle oublierait en outre toute la dimension contextuelle non seulement de ses propres principes, mais encore du vécu particulier de chaque personne. Certains en sont ainsi venus à dénoncer ce qu’ils appellent «la tyrannie des principes».
Chacune de ces critiques contient certainement une part de vérité, et relève à juste titre telle ou telle limite de l’entreprise. Toutefois, l’erreur majeure de Beauchamp et Childress est [...] de n’avoir pas suffisamment réfléchi à ce qu’ils font eux-mêmes: d’où tirent-ils leurs principes? Quelle est leur valeur, la valeur de ces principes? La bioéthique n’est-elle qu’une éthique du vivant, un domaine particulier donc auquel il suffirait d’appliquer des principes établis par ailleurs? N’est-elle pas une discipline autonome, née d’un contexte inédit? Pour n’avoir pas posé ces questions ce livre n’est finalement qu’un manuel consignant de manière non réfléchie les principes d’une bioéthique libérale, où le juste importe plus que le bien. C’est sa grandeur et sa faiblesse. ■ Mark Hunyadi, à l'occasion de la publication en français de l'essai de Tom L. Beauchamp & James F. Childress, Les Principes de l'éthique biomédicale, Belles Lettres, 2008
1. INSERM | UMontréal [T]
2. Baertschi | Informaworld [T]
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