L'information immobilière, printemps 2007
Regardez un bébé d'un an et demi écouter au téléphone la voix de sa mère. Il est immobile, les yeux arrondis, sidéré. Elle lui chuchote au creux de l'oreille et pourtant elle n'est pas là. Ce n'est pas du tout comme si quelqu'un parlait d'elle en son absence ou comme lorsqu'on montre au bébé une photographie sur laquelle il la reconnaît. Là, c'est elle qui lui parle. Sa présence est sensible. La magie du téléphone mobile commence bien avant l'âge d'en posslder un.
Un enfant de quatorze mois est conduit chez le médecin par ses parents qui craignent qu'il ait un problème auriculaire. Cet enfant se promène en effet toujours avec la main droite placée sur son oreille, un peu comme s'il souffrait. L'exploration clinique ne décèle rien d'anormal... mais l'entretien familial révèle que cet enfant est régulièrement promené en poussette par son père, et que celui-ci met ces moments à profit pour passer de nombreux appels téléphoniques! Tout s'explique: l'enfant observe son père garder la main sur son oreille à chacune de leurs promenades. Il est encore trop petit pour avoir le désir de posséder son téléphone mobile, mais il a déjà adopté le geste que son père fait en utilisant le sien!
C'est ainsi que les enfants apprennnent très tôt des comportements qui les préparent à vivre demain avec les objets de leur environnement. Les habitudes gestuelles s'instaurent en premier et les objets qui leur correspondent sont désirés dans la foulée. L'enfant tout petit veut posséder un téléphone mobile à la mesure de l'importance qu'il voit ses parents lui accorder. Et il en intériorise le mode d'emploi avant d'en avoir l'usage!
En l'espèce, ce mode d'emploi n'est pas seulement moteur,mais aussi relationnel. C'est ce que montre l'histoire de Juliette. Cette fillette avait deux ans et demi quand ses parents lui proposèrent, pour la première fois, de dire quelques mots à sa grand-mère avec un téléphone sans fil. Juliette saisit aussitôt le combiné, mais, au lieu de se mettre à écouter sa grand-mère et à lui parler comme sa famille pensait qu'elle allait le faire, elle se précipite sur son tricycle et pédale frénétiquement autour de la table du salon tout en téléphonant! La raison? Ses parents, comme la plupart d'entre nous, utilisaient souvent leur mobile en faisant autre chose. ils téléphonaient en se promenant, en faisant la vaisselle ou la cuisine, en mettant la table, voire en communiquant par des mimiques avec Juliette pour lui faire comprendre ce qu'ils attendaient d'elle tout en continuant à échanger avec leur interlocuteur invisible. la fillette avait donc elle aussi intériorisé une posture avant un contenu. Mais cette posture était aussi une certaine idée de la relation. Juliette, en faisant autre chose que téléphoner, était manifestement convaincue que sa grand-mère faisait elle aussi autre chose en lui parlant!
C'est ainsi que s'installe aujourd'hui précocement chez les senfants l'idée que les personnes qu'ils ont au téléphone peuvent être occupées à autre chose qu'à leur parler. Et c'est bien le problème. Car le téléphone mobile, dont l'usade devrait en principe nous rassurer, contribue du coup tout autant à nous insécuriser. Nous ne sommes jamais certains que ceux auxquels nous parlons nous écoutent vraiment. Nous les imaginons facilement en train de faire autre chose! D'où l'importance des questions par lesquelles nous tentons de nous rassurer: "Tu es où?", "Qu'est-ce que tu fais?", "J'entends quoi derrière toi?", "Tu es seul(e)?", etc.
Nous voyons que le téléphone mobile bouleverse des domaines essentiels de nos relations à autrui et à nous-mêmes. Ces bouleversements sont de trois types: la gestion des excitations, qui doivent être ni trop nombreuses, ni trop rares; la construction de l'estime de soi, étroitement liée à nos relations aux autres; et enfin la relation à la séparation, autrement dit la recherche d'un équilibre toujours instable entre dépendance et indépendance. Or ces questions sont particulièrement importantes chez les adolescents, d'où la relation privilégiée qu'ils entretiennent avec leur téléphone!
Le téléphone mobile est incontestablement un objet excitant! Il l'est par les petites lumières qui clignotent sur sa coque, par la possibilité de le "tripoter", voire de le caresser à son gré, mais surtout par son pouvoir de nous surprendre à tout moment. Certains amoureux passent entre eux un contrat exigeant: "Surpends-moi toujours!" Ce contrat est exactement celui que chacun noue tacitement avec son téléphone mobile aussitôt qu'il le prend en main. Bien sûr, ce n'est pas notre téléphone qui nous surprend, mais les personnes qui peuvent nous appeler. Il n'empêche que sa sonnerie possède le pouvoir de nous faire sursautrer aussitôt que nous avons oublié son existence. Mon téléphone ne m'oublie pas, même quand je l'ai oublié!
Or l'adolescent est submergé d'excitations nouvelles qu'il craint de ne pas pouvoir maîtriser: son corps change sous l'effet de la puberté, mais aussi les forces psychiques qui le traversent. Il découvre l'attirance pour l'autre sexe, mais aussi la possibilité d'éprouver pour son prochain une "haine" qui n'a plus rien à voir avec la simple agressivité qu'il se souvient avoir ressentie plus jeune. Confronté à ces excitations qu'il craint sans cesse de ne pas contrôler parce qu'elles viennent des zones obscures de lui-même, l'adolescent reporte sur son environnement proche son désir de maîtrise. Son téléphone devient dans sa main une source d'excitations permanentes par laquelle il tente de donner un sens au bouillement anarchique qui l'habite. Cette tâche lui est en effet d'autant plus difficile qu'il se sent encore tenu à l'écart des enjeux réels que sont l'engagement professionnel et amoureux. Il échappe ainsi provisoirement aux excitations de son monde intérieur au profit d'une socialisation de surface. Mais si cela lui permet de franchir le cap difficile de l'adolescence, pourquoi pas?
J'ai connu un jeune garçon dont le téléphone mobile s'est mis un jour à sonner alors qu'il l'avait sur l'oreille et semblait plongé dans une communication d'une importance capitale! Il avait en effet pris l'habitude de faire semblant d'avoir de telles conversations lorsque personne ne l'appelait. Il n'était pas psychotique et semblait parfaitement adapté à son milieu social et professionnel, mais il avait compris que la valeur de quelqu'un se mesure aujourd'hui à son degré d'indisponibilité! Inutile d'ajouter qu'il a éprouvé ce jour-là, selon sa propre expression, "la honte de sa vie".
Etre très occupé avec son téléphone mobile est en effet souvent vécu comme le signe d'une certaine célébrité. D'ailleurs, il y a quelques années, lorsque ces téléphones n'étaient pas d'un prix aussi accessible qu'aujourd'hui, des constructeurs avaient imaginé d'en fabriquer de faux, très bon marché, pour tous ceux qui avaient envie de se donner l'air important! Mais aujourd'hui, toutes les personnes que nous voyons parler dans leur téléphone ont-elles vraiement un interlocuteur?
Le troisième domaine de notre vie psychique que le téléphone mobile bouleverse en profondeur concerne notre relation à l'éloignement et à la séparation. Celle-ci n'est acceptée que si nous avons la possibilité de constituer deux représentations complémentaires: celle de l'absent, bien sûr; mais aussi celle, tout aussi importante, qu'il est en train de penser à nous. Sans la seconde, la première ne sert qu'à nous torturer! Nous représenter quelqu'un dont nous sommes séparés mener sa vie comme si nous n'existions pas est en effet une situation bien plus anxiogène que l'incapacité de nous le représenter! Le téléphone mobile est un allié de poids pour gérer cette souffrance. Avec lui, non seulement je ne suis pas obligé de me représenter l'autre puisque je peux à tout moment le joindre, mais en plus, j'échappe à l'angoisse de me le représenter comme indifférent à mon destin puisque je peux me rappeler à lui à tout moment!
Pourtant, cette situation qui devrait nous rassurer réveille notre vulnérabilité. Des recherches ont montré que si une mère garde quelques instants le visage impassible face à son bébé, celui-ci ne tarde pas à s'inquiéter. Au téléphone, nous sommes chacun ce bébé qui s'inquiète que sa mère ne lui manifeste rien. Nous demandons sans cesse: "Tu es bien là?", "Tu m'écoutes?". Le moindre silence un peu prolongé de la part de notre interlocuteur nous précipite dans l'angoisse, comme un bébé désemparé qui a soudain l'impression que sa mère est bien devant lui, mais indifférente à ce qu'il pense, ressent et exprime.
Une attitude nouvelle apparaît chez de nombreux parents inquiets: offrir très tôt un téléphone portable à leur enfant. Les bonnes raisons ne manquent pas: risque de mauvaises rencontres, crainte que l'enfant s'égare à la sortie de l'école, qu'il traîne en route... ou même qu'il oublie de penser à sa maman ou à son papa! Car la vérité est bien là. Les parents qui offrent un téléphone mobile à leur jeune enfant le font souvent d'abord pour eux-mêmes.
Le problème est qu'en agissant ainsi, ils encouragent le développement de ce qu'on pourrait appeler des "enfants à la ficelle". Les parents n'ont pas la possibilité d'attacher une corde à la cheville de leur enfant pour le ramener vers eux à volonté, mais l'existence du téléphone mobile joue pour certains un peu le même rôle. En pouvant joindre leur rejeton à tout moment, ils pensent qu'ils peuvent aussi contrôler l'endroit où il se trouve, ses activités, voire ses relations. Et l'enfant l'entend bien ainsi, avec le risque qu'il fasse payer ce cadeau à ses parents d'un silence total sur ses activités! C'est pourquoi les campagnes d'information autour des téléphones mobiles ne doivent pas se contenter d'aborder leurs risques pour les enfants, mais aussi les mauvais usages qui guettent chacun.
Avec ces nouvelles technologies, nous sommes tous dans le même bain. ■
Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie, directeur de recherches à l'Université de Paris X Nanterre
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