L'information immobilière, printemps 2007
Chacun le sait ou peut aisément le constater autour de lui: nos sociétés sont sans cesse davantage traversées par une véritable prolifération des peurs. À la vérité, nous avons peur de tout, ou presque: de la vitesse, du sexe, de l'alcool, du tabac, de la côte de bœuf, du poulet, des délocalisations, de l'Europe, des OGM, de l'effet de serre, de la mondialisation, des notes à l'école, j'en passe et des meilleurs. Chaque année une nouvelle peur s'ajoute aux précédentes [...]. Il suffit pour mieux s'en convaincre encore, de comparer par la pensée à ce que nous savons de l'époque des «Lumières» avec la nôtre. Songeons, par exemple, à la réaction qui fut celle des meilleurs esprits du temps face au fameux tremblement de terre qui dévasta Lisbonne en 1755 et fit dans la journée plusieurs milliers de morts. Elle fut unanime, ou peu s'en faut: grâce aux futurs progrès des sciences et des techniques, une telle catastrophe pourrait, à l'avenir, être évitée. Voilà ce dont les hommes les plus éclairés étaient résolument convaincus! La géologie, les mathématiques et la physique permettraient de prévoir et, par conséquent de prévenir les malheurs que l'absurde nature inflige si cruellement aux êtres humains. Bref, l'esprit scientifique joint à celui d'entreprise allait nous sauver des tyrannies de la matière brute. Seule cette dernière fut jugée coupable - de sorte, soit dit au passage, que le maire de la ville ne fut pas mis en examen, non plus que les architectes, maçons et ingénieurs qui en avaient construit les édifices.
Changement de décor, pour ne pas dire de paradigme. Saisis par les idéologies sécuritaires de tous ordres, c'est la nature qui nous semble aujourd'hui admirable et la science menaçante ou maléfique. Face aux catastrophes naturelles, nous passons notre temps à chercher des responsables, avec une frénésie d'autant plus grande que tout ce qui peut mettre en danger nos existences nous terrorise. L'angoisse d'une mort qu'on refoule en permanence se décline ainsi en [une] infinité de «petites peurs» particulières [...] qui sont souvent liées aux mille et une innovations «diaboliques» que nous réserve le monde moderne. Aux antipodes du bel optimisme des Lumières, nous ne décrivons plus les avancées de la connaissance comme un progrès, mais comme une chute hors de quelque paradis perdu. Ou pour mieux dire, nous nous inquiétons de savoir si le progrès lui-même est bien un progrès, si nous sommes véritablement certains d'avoir été rendus plus libres et plus heureux par la multiplication des performances scientifiques dont la presse se fait quotidiennement l'écho.
Mais derrière ces peurs particulières se cache une inquiétude plus profonde et plus générale qui englobe pour ainsi dire toutes les autres: celle que l'impuissance publique, désormais avérée, mette les citoyens des sociétés modernes - pour ne rien dire des autres qui n'ont pas même voix au chapitre - dans une situation d'absence totale de contrôle sur le cours du monde. C'est là ce qui explique à mes yeux le fait qu'au cours des débats qui ont porté, depuis plus d'une dizaine d'années maintenant, sur les OGM et, plus généralement sur les retombées possibles de certaines découvertes scientifiques (par exemple le clonage), les mythes de Frankenstein et de l'apprenti sorcier [1] aient repris à ce point du service. Via les médias, ces fables anciennes se sont réinstallées dans nos têtes avec une ampleur inégalée dans leur histoire. Or elles n'ont rien d'anodin. Si l'on y réfléchit, on percevra qu'elles visent d'abord et avant tout à mettre en scène des formes de dépossession: chacune à leur façon, elles nous content l'histoire d'une créature monstrueuse ou magique qui échappe insensiblement à son créateur et menace de dévaster la terre. C'est désormais [...] à tous les processus qui relèvent peu ou prou de la mondialisation (les marchés financiers ou l'internet notamment) que s'applique la métaphore: naguère encore conduites et dominées par les êtres humains, la science, la technique, mais aussi la vie économique et politique tout entière menaceraient aujourd'hui de leur échapper si radicalement que nul ne pourrait plus à la limite garantir aux générations futures, sinon la survie de l'espèce (encore que!), du moins la maîtrise de son destin.
Comme l'apprenti sorcier, il nous faut aujourd'hui, face à la mondialisation, reprendre la main et lutter de toutes nos forces contre la «dépossession démocratique» [...]. Il le faut aussi bien dans le champ de l'écologie que dans celui de l'économie ou de l'éducation. [...] ■ Luc Ferry, philosophe
1. Wikisource | Goethe [T]
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