Le Temps, 11 février 2008
Genevieve Bell est [une anthropologue australienne qui travaille] pour Intel, le géant des microprocesseurs. [Cette scientifique] s'est intéressée aux données existantes sur le mensonge numérique. [1] Une étude de 2006 a par exemple montré que la moitié des Britanniques qui envoient des SMS mentent sur l'endroit où ils se trouvent vraiment.
Une autre étude conclut que 100% des participants aux sites de rencontres sur le web ne disent pas la vérité, les hommes se donnant des centimètres supplémentaires, les femmes des kilos en moins. Des chercheurs de l'Université Cornell ont mis en relation la longueur des e-mails avec le mensonge qu'ils contenaient: plus le bobard est gros, plus l'e-mail est long.
[...] «une fois en ligne, la vérité se désintègre: on ment sur ce que l'on est, où l'on est, ce que l'on fait, son âge et son poids, sa communauté et son statut marital, son niveau social et ses aspirations» [Genevieve Bell]. Pour l'anthropologue, il s'agit d'une profonde reconfiguration culturelle. Celle-ci entre en tension avec des acquis culturels beaucoup plus anciens, puissamment ancrés dans la religion (mentir est mal), la justice (mentir est punissable) ou l'éducation. Pourtant, à l'aune de la recherche psychologique, on pourrait croire que le propre de l'homme est de ne pas dire la vérité. Que ce soit en Europe ou outre-Atlantique, un adulte moyen mentirait un minimum de six fois par jour, ne serait-ce que pour répondre à la question «Comment allez-vous?» Les hommes seraient 20% plus menteurs que les femmes. Et les motivations à ces tombereaux de racontars seraient d'abord la volonté de cacher une mauvaise conduite, ensuite de garantir le fonctionnement de son environnement social, puis enfin d'augmenter sa propre cote de popularité.
Lorsqu'elle prend la mesure de l'affabulation en ligne, Genevieve Bell aurait tendance à regarder du côté des mensonges des jeunes enfants: ces derniers explorent ainsi les comportements à adopter dans un milieu donné, ou la limite entre le convenable et l'inconvenable. Vu les nouveaux territoires offerts par les technologies de la communication, nous utiliserions ce même genre de mensonge infantile, soit une stratégie pour trouver les règles et comportements d'une terra incognita. Plus encore, comme le suggère une récente étude israélienne, mentir en ligne serait davantage synonyme de plaisir et de jeu que de culpabilité, honte ou peur.
L'anthropologue en appelle également aux théories sociales qui voient dans le mensonge une stratégie de survie au quotidien, une répression non de la vérité, mais de la réalité. Un moyen de se protéger, de se sentir en sécurité, d'avancer, mais aussi de rester discret sur ce qu'on ne veut pas divulguer. En particulier dans un univers «googlelisé» qui affirme que tout le savoir, toutes les informations doivent être accessibles à tous en tous temps et tous lieux. Le secret, comme le suggèrent tant de cultures ancestrales, c'est aussi un moyen de conserver l'ordre établi, la cohésion sociale.
Fort de ce constat, la chercheuse pointe un double mouvement technologique. D'un côté, le développement des outils qui «disent la vérité», comme la localisation d'un individu par les réseaux de téléphones portables, ou des outils qui «cachent la vérité», comme ces sociétés qui proposent des alibis en ligne. Et de l'autre côté, l'essor des réseaux sociaux, des communautés et autres réalités virtuelles, où chacun peut jouer avec son identité, réprimer la réalité, raconter d'autres histoires.
«On peut se demander si ces sites en ligne suscitent ce genre de comportement, ou au contraire s'ils fleurissent parce qu'ils répondent à un désir de jeu, de plaisir et de déni de la réalité [...]. À l'évidence, les gens ne veulent pas tout dire, tout rendre accessible au plus grand nombre. Donc, ils mentent. Et ces mensonges interrogent les enjeux actuels de sphère privée, de sécurité et la manière dont nous devons penser la technologie du futur. [Genevieve Bell]» ■ Luc Debraine
1. Lift08
Genevieve Bell raconte
l'histoire d’un panneau de circulation qui
indique aux automobilistes de ne pas suivre les indications délivrées
par leurs systèmes GPS car leurs plans comportent une erreur qui a
provoqué de nombreux accidents. Il n’y a pas que nous qui
mentons, les systèmes techniques en sont tout autant capables que nous.
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