Le Temps, 5 mai 2008
Sylvain Gouguenheim, [médiéviste, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, auteur de Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008,] qui a pourtant acquis auprès de ses pairs une solide réputation de sérieux, est soupçonné d’islamophobie. Son livre, [...] a pour ambition de discuter deux thèses autour de la transmission du savoir grec en Occident durant le Moyen Âge, thèses qui tendent à devenir «une opinion commune». Selon la première, l’Europe chrétienne médiévale devrait la découverte de ce savoir aux savants arabo-musulmans qui auraient traduit les textes grecs en arabe, permettant aux Européens de se les réapproprier à partir du XIIe siècle dans l’Espagne redevenue chrétienne. L’Islam médiéval serait ainsi à l’origine de l’essor de la civilisation européenne, qui aurait une dette envers le monde musulman. Selon la deuxième thèse, l’identité culturelle européenne aurait des racines musulmanes remontant à la civilisation des Abbassides (751-1258).
Pour l’historien, ces deux convictions contemporaines sont fausses et imposent l’image d’une Europe médiévale arriérée et «à la traîne d’un Islam des Lumières». Elles dévalorisent le passé européen. «Une sorte de légende noire du Moyen Âge semble de nouveau prendre le dessus», tandis que la civilisation des Abbassides est présentée «sous les séduisantes couleurs d’un univers de tolérance religieuse, d’ouverture culturelle, d’essor scientifique rationaliste, bref une civilisation supérieure à ses homologues chrétiennes, byzantine et latine.» [...] les chrétiens du Moyen Âge n’ont jamais cessé de lire et de traduire les auteurs grecs, et [...] l’apport de la civilisation islamique à la culture européenne est sinon nul, du moins très limité. Les racines de l’Europe sont [...] uniquement chrétiennes et grecques.
Plusieurs facteurs ont contribué à la permanence de la transmission de la culture grecque dans l’Europe médiévale. Après la chute de l’ Empire romain, des foyers de peuplement grecs persistaient, et certains se sont développés au cours du Moyen Âge, notamment en Sicile, en Italie du Sud, à Rome, en Irlande et dans l’
Empire germanique. Ils étaient alimentés par les élites culturelles de l’
Empire byzantin qui fuyaient les invasions musulmanes. [...] les élites politiques occidentales ont activement cherché à se procurer le savoir grec. Ainsi
Pépin le Bref (751-768) demanda au pape
Paul Ier de lui prêter des livres grecs qu’il possédait. Cet intérêt pour la culture grecque a favorisé une succession de renaissances dans toute l’Europe.
[Capital est le rôle joué] par les moines du Mont-Saint-Michel et
Jacques de Venise, «chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie
aristotélicienne du monde grec au monde latin». Ce dernier a traduit l’œuvre d’Aristote directement du grec au latin au début du XIIe siècle, permettant à la France du Nord et à l’Angleterre de disposer de cet héritage cinquante ans avant que ne commencent en Espagne les traductions à partir des versions arabes.
Par ailleurs, Byzance s’est aussi activement tournée vers la culture grecque. Nombre de lettrés ont continué à étudier et enseigner la pensée de
Platon et d’Aristote.
[Toute relative est] l’importance de la réception de la culture hellénique dans le monde musulman. [...] les Arabes musulmans n’ont jamais lu les auteurs grecs dans leur langue d’origine. Ils en ont disposé grâce à l’immense travail des chrétiens syriaques qui les ont traduits en arabe. Les grands savants musulmans qu’étaient Al-Farabi,
Avicenne et
Averroès ignoraient le grec.
[L’hellénisation de l’islam] est restée très superficielle, en raison notamment de la croyance des musulmans en la nature incréée du Coran, qui a filtré la pénétration du savoir grec et empêché la possibilité d’une expression libre de la pensée. Seul ce qui était compatible avec le Coran et pouvait servir à l’explication de la révélation a été retenu. Ainsi, la
littérature et la
tragédie grecques n’ont guère intéressé les musulmans. L’héritage philosophique a été soigneusement trié en fonction des exigences du Coran.
[...] l’ Islam, en tant que civilisation, n’a rien produit de nouveau dans les domaines de la
science. Par exemple, les grands médecins du monde musulman étaient pratiquement tous chrétiens [...]. «Dans les domaines de l’astronomie et de la cosmologie, l’Islam a passé au tamis l’héritage grec au bénéfice d’orientations religieuses»[...]. [Le] vocabulaire scientifique arabe a été forgé par les chrétiens. En bref, la science arabo-musulmane tant vantée aujourd’hui «fut donc une science grecque par son contenu et son inspiration, syriaque puis arabe par sa langue. La conclusion est claire: l’Orient musulman doit presque tout à l’Orient chrétien. Et c’est cette dette que l’on passe souvent sous silence de nos jours, tant dans le monde musulman que dans le monde occidental.»
Les réactions [au livre de Sylvain Gouguenheim] n’ont pas tardé. [Des] historiens et philosophes des
sciences [...] s’élèvent contre [ses] thèses [...],
rappellent qu’elles n’ont rien de nouveau et écrivent qu’«il n’est
aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour affirmer que
«l’Europe doit ses savoirs à l’islam». [Des universitaires] reprochent
à l’auteur de surévaluer le rôle du monde byzantin. De confondre «ce
qui relève de la religion et ce qui relève de la civilisation». De nier
«obstinément ce qu’un siècle et demi de recherche a patiemment établi».
D’avoir des fréquentations intellectuelles «pour le moins douteuses»,
comme René Marchand, cité régulièrement par Gouguenheim et auteur d’une
biographie très critique à l’égard de Mahomet, mise en valeur sur le
site de l’association d’«islamovigilance» Occidentalis [1]. [Un collectif
de chercheurs] en histoire et philosophie du Moyen Âge dénonce une
«relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde
islamique».
[L’auteur] se dit choqué que l’on puisse faire de lui
un homme d’extrême droite alors qu’il appartient à une famille de
résistants. ■ Patricia Briel
1. Occidentalis
Le Temps, 5 mai 2008
[Le livre de Sylvain Gouguenheim] est un livre militant, qui porte à la fois sur l’histoire intellectuelle du Moyen Âge et l’identité culturelle et religieuse de l’Europe.
Le projet d’ensemble est idéologique et apologétique: essai ou pamphlet, dont la vraie cible est le dialogue des cultures. L’information scientifique est sélective. Les thèses nouvelles déjà connues. La «découverte» de Jacques de Venise un non-événement. Il eût été préférable de comparer les entrées successives d’Aristote à partir du grec et de l’arabe et de ne pas se limiter à quelques sciences. Qui lisait ces textes? Combien de gens les lisaient? Et pourquoi faire? L’arrivée des textes traduits de l’arabe a non seulement fait exploser l’offre philosophique, mais elle a aussi suscité une nouvelle demande. Provoqué de nouvelles questions. Soulevé de nouveaux problèmes – c’est aussi cela la science, et la philosophie. Les textes d’Averroès, le «Commentateur d’Aristote», ont été lus, souvent commentés eux-mêmes, jusqu’à la fin du XVIe siècle. Leur diffusion coïncide avec l’essor des universités. En éliminant de sa démonstration tout ce qui est postérieur au haut Moyen Âge, sous prétexte que cela était bien connu, M. Gouguenheim s’est fait la partie belle: il a laissé de côté quatre siècles de réception des sources arabes, de crises universitaires européennes, de censures, de résistance à l’ aristotélisme, d’effervescence théologique, de conflits entre la raison et la foi. Il est vrai qu’en poussant jusqu’à 1210 et au Concile de la Province ecclésiastique de Sens, il lui aurait fallu montrer l’Europe chrétienne tout occupée à arracher ses racines, en interdisant la lecture des «livres naturels d’Aristote», la Métaphysique, le De anima, la Physique, «ainsi que de ses commentaires, tant en public qu’en privé sous peine d’excommunication».
Pour Sylvain Gouguenheim, au sein du monde islamique, les musulmans n’ont joué pratiquement aucun rôle dans la traduction des textes grecs. Ces traductions auraient été le fait uniquement des chrétiens syriaques.
Il faut distinguer ici deux choses: la philosophie en Islam et la philosophie de l’Islam. Uniquement et principalement. L’existence de médiateurs chrétiens du syriaque à l’arabe n’est contestée par personne. N’oublions pas cependant que ces «passeurs» du grec au syriaque, les nestoriens, les jacobites, étaient aussi des «hérétiques» aux yeux des Byzantins. N’oublions pas non plus que les Byzantins étaient antihelléniques, et que les musulmans étaient philohelléniques parce qu’antibyzantins. Ce qui est inacceptable dans la démarche de Sylvain Gouguenheim, c’est de mêler à ces questions de fait des hypothèses d’un autre âge sur le génie de la langue arabe – langue sémitique inclinant à la poésie plus qu’au concept, et sur l’essence des religions – l’islam incompatible avec la raison. L’islam n’étant pas soluble dans l’hellénisme, les musulmans n’auraient retenu de la pensée grecque que ce qui était compatible avec le Coran. Mais que faisaient d’Aristote les chrétiens du haut Moyen Âge, avant l’arrivée des traductions tolédanes ou de celles de Michel Scot? Ils n’en retenaient majoritairement que ce qui était utile à la théologie trinitaire, à l’élaboration du dogme, à la controverse intra et inter-chrétienne: une petite partie de la logique. L’alliance de la raison grecque et du christianisme ne concernait qu’une partie limitée des savoirs grecs.
Qu’est-ce que l’Europe doit à l’islam?
Elle ne lui doit rien. Un héritage culturel ne réclame pas de don préalable, ni de testateur. La circulation des savoirs se fait par appropriation volontaire. Il y a quelquefois des échanges et des réciprocités. Plus souvent des porosités. Au minimum, des contacts, qui peuvent être conflictuels. La religion ne produit pas la science. Bien heureux quand elle ne l’empêche pas.
Les chrétiens se sont approprié certains savoirs arabes, grâce à des politiques de traduction, comme les musulmans l’avaient fait, entre autres pour les savoirs grecs, en Orient. Cela dit, il faut garder la mémoire de ce que l’on a acquis: où, quand, comment, par quels intermédiaires.
Peut-on parler des racines grecques de l’Europe chrétienne?
[…] On devrait plutôt s’intéresser de manière critique aux transferts culturels, une notion inventée au Moyen Âge, avec la translatio studiorum érigeant le monde carolingien contre Byzance, puis le royaume de France contre l’Empire, et l’Université de Paris contre l’Anglais, en seuls héritiers légitimes d’Athènes et de Rome. Ces filiations revendiquées sont des mythes fondateurs, permettant, comme dans un roman familial, la construction d’une identité collective. Cela n’a rien à voir avec la circulation réelle des savoirs ou des textes. L’image des racines vient d’ailleurs. Par exemple des débats sur le Préambule de la défunte Constitution européenne et des «racines chrétiennes de l’Europe». C’est une image à usage polémique, qui va de pair avec la déploration par Benoît XVI dans le Discours de Ratisbonne de la «déshellénisation du christianisme» entamée par la Réforme. ■
Propos de Alain de Libera, professeur de philosophie à l’Université de Genève, recueillis par Paricia Briel
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