Le Nouvel Observateur, 24 avril 2008
La «continuité évolutive»
Le passage du règne de la nature à celui de la culture s'est fait sans rupture, sans discontinuité, mais dans une continuité évolutive. Il n'y a pas de premiers vertébrés, de premiers primates, de premiers hominidés ou de premières sociétés. L'idée du premier homme est absurde. Par une lente évolution, un primate se transforme en d'innombrables possibilités d'hommes dont une seule en des millions d'années parviendra à s'imposer. Il y a quelque chose de frappant dans le passage du naturel au culturel. Que fait l'homme quand il commence à créer d'une manière culturelle? Il refait intellectuellement ce que la nature avait fait naturellement. L'homme s'est inspiré du dard pour se faire une épée, de la carapace pour se faire une cuirasse... L'homme recrée et optimise ce dont la nature avait doté toutes sortes d'espèces différentes. À partir du moment où la structure des vertébrés s'est stabilisée, elle est devenue invariante et seule la recomposition d'une structure invariante constitue le moteur d'une évolution continue aussi bien naturelle, culturelle que sociale. Il en est de même pour l'évolution politique. Le tsar Nicolas II, Staline, Brejnev, Eltsine, Poutine incarnent en Russie des phases de changements profonds, mais ces changements entrent dans le cadre d'une structure de gouvernance autocratique globalement invariante. Que firent les révolutionnaires de 1789? Ils n'abolirent pas la structure de propriété, mais la renforcèrent en changeant les propriétaires. Ils remplacèrent quarante mille aristocrates par plusieurs millions de bourgeois ou de paysans. Ils participèrent ainsi à la recomposition évolutive d'une invariance, celle de la structure de propriété.
Être, c'est se structurer
Une structure stabilisée ne disparaît jamais. Elle se recompose, se complexifie, s'optimise et entre dans un deuxième niveau de structure, le premier ne disparaissant jamais. Tout système de structuration, à un moment ou à un autre, entre en crise. Les invariances ne sont pas un principe conservateur. Bien au contraire. À partir de la même structure organique des vertébrés, il y a une profusion d'espèces particulières inouïe. Ce sont les invariances et leur recomposition qui permettent une explosion de diversité. C'est également vrai dans le monde culturel. Le cas des croyances religieuses est exemplaire par leur pérennité. Elles ont résisté en tant qu'invariances à toutes les attaques: aussi bien celles des rationalistes progressistes, des partisans de l'intangibilité du dogme ou des découvertes de la science. Toutes les religions ont résisté à tout, digéré les acquis de la science et se sont pliées à toutes les recompositions adaptatives de leur invariance. Aujourd'hui 80% des catholiques acceptent sans problème le darwinisme. C'est donc la continuelle recomposition adaptative des structures, réagencements devenus nécessaires à la préservation de leur invariance, qui constitue le moteur du changement, donc du progrès. Il ressort de cela que tout est toujours là et que tout était déjà là. Il n'y a pas de commencement de l'Histoire. On ne peut savoir quand a commencé le féodalisme au sens du Moyen Âge puisqu'on trouve déjà des structures féodales à Rome ou à Carthage. On trouve aussi des structures précapitalistes dans des sociétés très primitives. Les structures du tribalisme ou de l'esclavagisme restent et se recomposent sans cesse. Que se passe-t-il en Europe après l'abolition de l'esclavage? Une nouvelle recomposition de l'invariance esclavagiste sous la forme de l'exploitation coloniale ou du travail forcé. Qui peut nier que l'esclavage se perpétue aujourd'hui dans divers pays du monde? Y a-t-il une différence de nature entre une esclave noire dans une famille du sud de l'Amérique au XIXe siècle et une «domestique» philippine employée au Qatar et privée de tous ses droits? ■
Propos de Jean-François Kahn, essayiste et polémiste, recueillis par Gilles Anquetil
Les commentaires récents