Le Temps, 18 juin 2008
[...] La société hiérarchique, tout le monde connaît: nous avons presque tous un chef qui a lui-même un chef. C’est vrai dans la plupart des entreprises, des gouvernements et même des associations. Nous vivons dans une société pyramidale. Mais n’est-ce pas une illusion d’optique?
Lorsque les érudits classaient les connaissances, ils les répartissaient dans un arbre. De la racine partaient quelques branches maîtresses: culture, science, éducation… Puis chacune se subdivisait jusqu’à ce que les feuilles représentent les connaissances individuelles. Cette carte structurée en couches hiérarchiques rappelait le projet platonicien de tout faire dériver de quelques idées supérieures.
À la fin des années 1990, des scientifiques cartographièrent le Web, chaque page pouvant être assimilée à une connaissance. Ils ne découvrirent pas un arbre mais un réseau distribué. Aucun point n’occupait le centre de ce faisceau de relations. Chacun se connectait à d’autres par un nombre plus ou moins grand de liaisons. Parfois des étoiles apparaissaient qui concentraient les liaisons mais aucune de ces étoiles ne pouvait prétendre s’arracher au maillage général. Ainsi, nous avions la preuve qu’il n’existe aucune connaissance supérieure mais un continuum dominé par l’interdépendance.
Nous avions vécu avec l’idée d’une pyramide de la connaissance alors qu’elle n’existe pas. En va-t-il de même avec la pyramide hiérarchique?
De nombreux sociologues ont tracé les liens qui nous connectent les uns aux autres. Ils ont là encore découvert des réseaux distribués. C’était vrai pour les footballeurs, les acteurs, les amis, les collègues de travail… Les organigrammes existaient sur le papier mais pas dans les faits.
L’explication est apparue évidente. Dans les entreprises et les gouvernements, les collaborateurs se parlent. Le chef d’un service peut être ami avec l’employé d’un autre service. Des relations transversales se nouent. Si on connecte entre eux tous les organigrammes de toutes les structures sociales, ils disparaissent sous un foisonnement de liens. L’autorité conférée par la position hiérarchique doit être nuancée par le réseau des influences qui, lui, n’est pas hiérarchique. Les hommes les plus influents ne sont pas les plus haut placés mais les plus connectés.
Longtemps les Anciens vécurent avec l’idée que la Terre était petite et plate mais elle était déjà ronde. Nous pouvons nous demander si nous ne vivons pas depuis quelque temps dans la civilisation en réseau alors que nous croyons encore nous trouver dans celle des pyramides.
Ne nous suffit-il pas de changer de point de vue pour nous transporter dans cet autre monde qui manifestement existe déjà? Une fois que nous avons pris conscience des réseaux, plus rien ne peut plus être comme avant.
À l’image des colons qui quittaient l’Europe au XVIe siècle, des aventuriers explorent la nouvelle civilisation en réseau. Plutôt que de confier leur argent à des banques qui entretiennent le système pyramidal, notamment l’industrie de l’armement, ils optent pour des solutions coopératives qui proposent la transparence des transactions. Ils consomment de moins en moins en grandes surfaces mais se servent à travers un réseau de petits entrepreneurs souvent actifs sur le Web. Ils deviennent eux-mêmes des producteurs d’énergie, cassant les monopoles des multinationales. Grâce aux blogs, ils se transforment en source d’information, jouant sur un pied d’égalité avec les médias.
Dans tous les domaines, dopée par les nouvelles technologies, une force interindividuelle monte peu à peu en puissance.
Les colons de la civilisation en réseau ne sont pas des fous mais des hommes qui nouent entre eux des rapports d’égal à égal. En court-circuitant les nœuds hiérarchiques, ils apportent plus de fluidité aux échanges et aux relations. Ensemble, collectivement, ils forment un pouvoir capable de décider sans que ces décisions s’imposent par le haut.
Dans la perspective des dérèglements écologiques, des crises financières et même spirituelles, ils inventent une société multimodale où être au-dessus des autres, plus gros que les autres, n’apporte plus de bénéfice. Ils deviennent les citoyens d’un nouveau pays, un pays qui germe au cœur de toutes les vieilles nations et qui rompt avec le modèle monarchiste que les démocraties n’ont jamais renié.
Ils posent peut-être les bases d’un nouvel état du monde, un état où le respect des autres et de la nature deviendrait un maître mot. ■ Thierry Crouzet, essayiste, ingénieur en microélectronique
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