Horizons, juin 2008
Grâce notamment à l'internet, les «Protocoles des Sages de Sion» [1] constituent, avec la Bible, l'un des textes les plus diffusés dans le monde, non seulement au XXe siècle mais encore actuellement. Il est utilisé par des extrémistes de droite américains ainsi que par des intégristes musulmans, des orthodoxes russes, des néonazis païens, des adeptes de mouvements ésotériques, des prophètes annonçant la fin du monde et d'autres théoriciens du complot. Ces «Protocoles» circulent même en vente libre dans les librairies en Europe de l'Est, au Japon et dans le monde arabo-musulman. Ils servent également de trame à des feuilletons télévisés.
Les «Protocoles des Sages de Sion» sont l'un des plus importants si ce n'est le plus important véhicule de l'idéologie antisémite. Leurs 60 à 80 pages contiennent le discours qu'un dirigeant juif aurait tenu lors de réunions devant les soi-disant Sages de Sion, un groupe de conjurés juifs et francs-maçons. Ce groupe aurait élaboré une stratégie pour dominer le monde et soumettre les non-juifs.
Les passages les plus brûlants font état d'explosifs prêts à être allumés dans les métros des grandes villes. Le groupe décrit dans les «Protocoles» n'agit cependant pas seulement au moyen de la violence pure ou de la puissance de l'argent. Il a aussi recours à des moyens plus subtils pour parvenir à ses fins: la propagation du modèle démocratique ainsi qu'une vision du monde proche du libéralisme et du socialisme.
Les «Protocoles des Sages de Sion» ont connu une large diffusion après la Révolution russe de 1917. Les tenants du
régime tsariste les ont introduits en Europe occidentale et en Amérique en brandissant le supposé «péril
judéo-bolchévique». Ces écrits ont eu un écho particulier en Angleterre où le journal Times les a tout d'abord pris au sérieux. Aux États-Unis, ils ont été divulgués par
Henry Ford [2], magnat de l'industrie automobile. Ils sont apparus pour la première fois dans le monde germanophone eu 1919 et y ont rapidement atteint un tirage de plus de 100 000 exemplaires. En 1929, une neuvième édition est parue sous l'égide du
Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) [3], le parti de
Hitler. Le texte a été recommandé en 1934 pour servir de moyen didactique dans les écoles allemandes. Au début des années 1930, l'ouvrage était déjà traduit en seize langues. Un chiffre encore bien plus élevé aujourd'hui.
D'innombrables travaux scientifiques et éditoriaux ont traité du contenu antisémite des «Protocoles des Sages de Sion» et de leur histoire extravagante et mystérieuse. Cette masse de documents se base toutefois sur des données douteuses qui ne résistent pas à un examen approfondi. «On ignore toujours qui a écrit les ‹Protocoles›, quand, où et dans quel but. On ne sait même pas si leur contenu est véritablement antisémite depuis sa création ou si cette orientation a peut-être été donnée lors d'une adaptation. [Michael Hagemeister, historien de l'Université de Bâle]» Michael Hagemeister étudie ce texte polémique depuis des années et il est reconnu comme étant le meilleur connaisseur de l'histoire de son origine et de sa diffusion. En lisant attentivement les premières versions des «Protocoles», on remarque que le texte n'était pas au départ un ouvrage de provocation antisémite et que sa construction confuse et alambiquée ne contenait pas des propos très virulents.
Les non-juifs soumis lors de la conquête du monde n'étaient ainsi pas exterminés et l'empire juif n'était pas représenté comme un régime de terreur mais plutôt comme un État-providence totalitaire. Le pouvoir juif se montrait charitable envers ses sujets et leur garantissait l'ordre et la tranquillité. Selon l'historien bâlois, le texte était peut-être à l'origine une anti-utopie ou une satire. L'histoire fantastique de sa provenance, qui a contribué à lui donner une dimension mythique, a occupé une bonne partie du procès de Berne, qui a eu ieu au milieu des années 1930 et a connu un retentissement international.
En utilisant la devise «Défense et information», la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) entendait à cette époque lutter contre la recrudescence de l'antisémitisme après l'accession au pouvoir des nationaux-socialistes en Allemagne. Les principes de l'État de droit auraient normalement dû être défendus par des moyens légaux ou éditoriaux. De telles démarches étaient toutefois devenues difficiles en raison des sentiments antisémites de plus en plus répandus au sein de la population. La FSCI ne pouvait par ailleurs pas s'appuyer sur un instrument constitutionnel qui lui aurait permis de faire interdire la diffusion de la propagande antisémite. Une situation favorable se présenta toutefois dans le canton de Berne. Comme le «Front national» y avait distribué des exemplaires des «Protocoles» lors d'une manifestation en 1933, la FSCI déposa avec l'appui de la Communauté israélite de Berne une plainte pénale pour infraction à la loi sur «le cinéma et les mesures contre la littérature de bas étage». L'article 14 interdisait la mise en circulation de tout écrit, chant et représentation pouvant porter atteinte aux bonnes mœurs, blesser la pudeur ou avoir un effet abrutissant.
Les deux parties en présence, les plaignants juifs et les accusés antisémites, se mobilisèrent fortement à l'occasion de ce procès. Les plaignants et leurs témoins célèbres, dont plusieurs historiens russes, n'eurent pas pour objectif premier de juger le plus rapidement possible les frontistes accusés. Ils s'efforcèrent avant tout d'obtenir du tribunal qu'il reconnaisse les «Protocoles» comme un faux. La FSCI désirait faire reculer l'antisémitisme en lui enlevant ses sources de légitimation. La stratégie porta d'abord ses fruits. En 1935, le juge conclut que les «Protocoles» étaient un plagiat et une falsification. Les accusés et leurs experts nationaux-socialistes perdirent, mais provisoirement. Ils firent appel et furent acquittés en deuxième instance par la Cour suprême du canton de Berne. Celle-ci estima, ce qui était d'ailleurs juridiquement correct, que pour juger de la qualité d'un texte, la question de son authentification était sans importance.
La démonstration que les «Protocoles» étaient un faux n'a pas empêché la poursuite de leur diffusion. L'histoire de leur origine, rapportée jusqu'à ce jour mais nullement soutenable, s'est également construite lors du procès de Berne. Témoin-clé des plaignants, le comte français Alexandre du Chayla y affirma ainsi qu'il avait pu voir en 1909, dans un couvent russe, l'original des «Protocoles», rédigé en français. Serge Nilus, l'éditeur de cet ouvrage, lui aurait affirmé avoir reçu le manuscrit de Pierre Ratchkovski qui était à Paris le chef des services de la police politique tsariste, la tristement célèbre Okhrana.
Selon Michael Hagemeister, les plaignants savaient que le comte était un personnage très louche et un imposteur. Mais ils avaient besoin de sa version afin de prouver que les «Protocoles» étaient issus d'un atelier de faussaires de l'Okhrana. Si les plaignants ont gagné le procès, c'est non seulement parce qu'ils ont occulté ce qui était en contradiction avec cette stratégie mais aussi parce qu'ils ont accepté les prétentions pécuniaires démesurées de du Chayla, un ancien antisémite. La participation de l'Okhrana comme commanditaire des «Protocoles» n'a pas pu être prouvée et le vrai Ratchkovski ne correspondait pas non plus à la caricature de l'antisémite démoniaque et intrigant dépeinte lors du procès de Berne.
Confusion et complot ne semblent donc pas seulement caractériser le contenu des «Protocoles» mais aussi l'histoire de leur origine telle qu'elle a été colportée jusqu'à aujourd'hui. «Le mythe de la conspiration juive a été contrecarré par une contre-mythe qui n'est pas moins mystérieux. [M.H.]» Il va continuer à tenter d'élucider cette énigme. ■ Urs Hafner
1. L'Express |
Wikisource [T]
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