Horizons, juin 2008
Rien n'est plus à la mode que l'irrationnel. Il [...] détermine en sous-main l'essentiel de nos vies. Mais de quoi est-il fait? D'illusions, d'illogismes, de pulsions inconscientes, d'émotions, de superstitions, entre autres. Mais aussi de narration, cette façon qu'a l'imagination de transformer les faits en les humanisant. Ah oui, autre chose importante: l'irrationnel peut se faire envahissant. Il est incapable de gérer lui-même ses propres frontières.
D'un autre côté, il y a la raison. Une activité qui a de moins en moins la cote, il faut l'avouer. D'elle, pourtant, notre époque tire son savoir scientifique et son pouvoir technologique. Elle est fragile, la raison. Elle veut toujours progresser. C'est pourquoi elle tâtonne, questionne tout ce qui lui passe sous les yeux, explore sans cesse ses limites. Ce faisant, elle s'invite dans les territoires de l'inconnu, visite ceux de l'irrationnel. Mais sans prétendre en faire façon. Car la véritable raison n'a pas de prétention totalitaire.
À un moment précis apparaît cependant un petit problème de relation entre irrationnel et raison. Lorsque le premier prétend ne faire qu'un avec la réalité. Lorsque la croyance cherche à se substituer à la raison dans le rapport au réel.
C'est le cas avec le fondamentalisme religieux, mais aussi avec la spiritualité parfumée de bonnes intentions s'installant au beau milieu du terrain de la science. Ou avec les myriades de démarches alternatives qui grignotent sans complexes le socle de la médecine. Ou, plus largement, avec le postmodernisme et ses avatars, selon lesquels la raison n'est qu'une rationalité comme une autre. Tout cela menace le fondement même de la démarche des Lumières: l'approche rationnelle considérée comme la meilleure façon de comprendre le monde.
Mais il y a une erreur à ne pas commettre: estimer que ces vieux ennemis idéologiques restent ce qu'il y a de plus dangereux pour la raison. Désormais, c'est d'elle-même que la raison ferait bien de se méfier. D'elle-même? Oui: de ses propres productions. Car c'est elle, la raison, qui, via quantité de recherches en psychologie et en sociologie, a produit une science de la manipulation de l'irrationnel d'une redoutable efficacité.
Et c'est sur cette science que les grands acteurs de la société moderne - industries, partis politiques, gouvernements, etc. - fondent leur emprise sur la population. Les gourous du marketing l'utilisent sans cesse, la communication politique ne jure plus que par le «storytelling» [1]. Plutôt que d'argumenter avec des faits, plutôt que de définir un programme, on raconte une histoire capable de réenchanter le monde. On ne vend plus (des objets, des services ou des idées politiques) avec de la simple publicité, mais en créant de toutes pièces un univers de perception ou de besoins, un système de référence symbolique capable d'influencer de façon précise l'opinion et les comportements.
Alors oui, la raison doit continuer à se méfier des vieilles croyances lorsqu'elles produisent de la prétention scientifique de contrebande. Mais elle doit mille fois plus craindre ce produit de la modernité: l'irrationnel scientifiquement manipulé pour devenir mensonge. L'enjeu n'est pas seulement de garder un sens à l'aventure scientifique. Il concerne la liberté humaine. La véritable liberté se construit sur la réalité. La réalité est ce que les hommes ne peuvent changer à volonté. Notre orgueilleuse époque ne l'aime pas beaucoup. ■ Bertrand Kiefer
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