[…] les hommes ordinaires ont toujours infiniment de peine à étouffer dans leur cœur le cri de la raison. Il n’y a guère que le courtisan qui parvienne à réduire cette voix importune au silence; lui seul est capable d’un aussi noble effort.
Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénibles à vaincre. L’âme se révolte contre tout ce qui tend à la déprimer; elle réagit avec vigueur toutes les fois qu’on la blesse dans cet endroit sensible; et si de bonne heure on ne contracte l’habitude de combattre, de comprimer, d’écraser ce puissant ressort, il devient impossible de le maîtriser. C’est à quoi le courtisan s’exerce dans l’enfance, étude bien utile sans doute que toutes celles qu’on nous vante avec emphase, et qui annonce dans ceux qui ont acquis ainsi la faculté de subjuguer la nature une force dont très peu d’êtres se trouvent doués. C’est par ces efforts héroïques, ces combats, ces victoires qu’un habile courtisan se distingue et parvient à ce point d’insensibilité qui le mène au crédit, aux honneurs, à ces grandeurs qui font l’objet de l’envie de ses pareils [...].
[…] C’est au seul courtisan qu’il est réservé de triompher de lui-même et de remporter une victoire complète sur les sentiments de son cœur. Un parfait courtisan est sans contredit le plus étonnant de tous les hommes. Ne nous parlez plus de l’abnégation des dévots pour la Divinité, l’abnégation véritable est celle d’un courtisan pour son maître; voyez comme il s’anéantit en sa présence! Il devient une pure machine, ou plutôt il n’est plus rien; il attend de lui son être, il cherche à démêler dans ses traits ceux qu’il doit avoir lui-même; il est comme une cire molle prête à recevoir toutes les impressions qu’on voudra lui donner.
[…]
Un bon courtisan ne doit jamais avoir d’avis, il ne doit avoir que celui de son maître [...], et sa sagacité doit toujours le lui faire pressentir; ce qui suppose une expérience consommée et une connaissance profonde du cœur humain. Un bon courtisan ne doit jamais avoir raison, il ne lui est point permis d’avoir plus d’esprit que son maître ou que le distributeur de ses grâces, il doit bien savoir que le Souverain et l’homme en place ne peuvent jamais se tromper.
Le courtisan bien élevé doit avoir l’estomac assez fort pour digérer tous les affronts que son maître veut bien lui faire. Il doit dès la plus tendre enfance apprendre à commander à sa physionomie, de peur qu’elle ne trahisse les mouvements secrets de son cœur ou ne décèle un dépit involontaire qu’une avanie pourrait y faire naître. Il faut pour vivre à la Cour avoir un empire complet sur les muscles de son visage, afin de recevoir sans sourciller les dégoûts les plus sanglans. Un boudeur, un homme qui a de l’humeur ou de la susceptibilité ne saurait réussir.
En effet, tous ceux qui ont le pouvoir en main prennent communément en fort mauvaise part que l’on sente les piqûres qu’ils ont la bonté de faire ou que l’on s’avise de s’en plaindre. […] Quel art, quel empire sur soi-même ne suppose pas cette dissimulation profonde qui forme le premier caractère du vrai courtisan! Il faut que sans cesse sous les dehors de l’amitié il sache endormir ses rivaux, montrer un visage ouvert, affectueux, à ceux qu’il déteste le plus, embrasser avec tendresse l’ennemi qu’il voudrait étouffer; il faut enfin que les mensonges les plus impudents ne produisent aucune altération sur son visage.
Le grand art du courtisan, l’objet essentiel de son étude, est de se mettre au fait des passions et des vices de son maître, afin d’être à portée de le saisir par son faible: il est pour lors assuré d’avoir la clef de son cœur. […] il faut le servir à sa mode et surtout le flatter continuellement. Si c’est un sot, on ne risque rien à lui prodiguer les flatteries même qu’il est le plus loin de mériter; mais si par hasard il avait de l’esprit ou du bon sens, ce qui est assez rarement à craindre, il y aurait quelques ménagements à prendre.
Le courtisan doit s’étudier à être affable, affectueux et poli pour tous ceux qui peuvent lui aider et lui nuire; il ne doit être haut que pour ceux dont il n’a pas besoin. Il doit savoir par cœur le tarif de tous ceux qu’il rencontre […]; la vie du courtisan est une étude continuelle.
Un véritable courtisan est tenu comme Arlequin d’être l’ami de tout le monde, mais sans avoir la faiblesse de s’attacher à personne; obligé même de triompher de l’amitié, de la sincérité, ce n’est jamais qu’à l’homme en place que son attachement doit cesser aussitôt que le pouvoir cesse. Il est indispensable de détester sur-le-champ quiconque a déplu au maître ou au favori en crédit.
[…]
Quel respect, quelle vénération ne devons-nous pas avoir pour ces êtres privilégiés que leur rang, leur naissance rend naturellement si fiers, en voyant le sacrifice généreux qu’ils font sans cesse de leur fierté, de leur hauteur, de leur amour-propre! Ne poussent-ils pas tous les jours ce sublime abandon d’eux-mêmes jusqu’à remplir auprès du Prince les mêmes fonctions que le dernier des valets remplit auprès de son maître? Ils ne trouvent rien de vil dans tout ce qu’ils font pour lui; que dis-je? Ils se glorifient des emplois les plus bas auprès de sa sacrée personne; ils briguent nuit et jour le bonheur de lui être utiles, ils le gardent à vue, se rendent les ministres complaisants de ses plaisirs, prennent sur eux ses sottises ou s’empressent de les applaudir; en un mot, un bon courtisan est tellement absorbé dans l’idée de son devoir, qu’il s’enorgueillit souvent de faire des choses auxquelles un honnête laquais ne voudrait jamais se prêter. […] Ne soyons donc plus surpris si la Providence les récompense sans mesure de leur souplesse, et si leur abjection leur procure les honneurs, la richesse et le respect […].
Paul Henri Thiry, baron d'Holbach (1723-1789), Essai sur l'art de ramper à l'usage des courtisans. Facéties philosophiques tirées des manuscrits de feu M. le baron d'Holbach, in: «Correspondance littéraire, philosophique et critique» par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., septembre 1764, Paris, F. Buisson, libraire, 1813, p. 611-619
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