Bulletin du Credit Suisse, juin 2008
«Quand j'observe les systèmes scolaires à travers le monde, je suis frappé par la tendance qu'ont les pédagogues, y compris les meilleurs, à préparer les enfants à une société révolue. ( Howard Gardner)»
Le monde […] connaît une globalisation croissante: les régions les plus éloignées sont reliées par le biais des technologies, des mouvements de capitaux, de la circulation rapide des informations, des médias et de la migration de millions de personnes chaque année. Aucun individu, aucune société ne peut se tenir à l’écart du reste de l’humanité. Des outils technologiques puissants exécutent en continu des activités autrefois réalisées par un grand nombre d’êtres humains. La pauvreté, la criminalité, les maladies et les changements climatiques ne s’arrêtent pas aux frontières nationales ou régionales et ne pourront être vaincus que si des individus issus de sociétés et de disciplines différentes unissent leurs efforts. La figure du créateur solitaire ou du gestionnaire de crise cède de plus en plus la place à de grandes équipes devant collaborer harmonieusement, souvent dans l’urgence. Les armes de destruction massive, qu’elles soient aux mains d’États ou de terroristes, peuvent causer des ravages.
[…] voici les cinq formes d’esprit qu’il nous faut développer pour survivre et pour évoluer.
• L’esprit discipliné excelle dans au moins une spécialité – qu’il s’agisse de comptabilité, de physique, de dans moderne, de droit ou de thérapie génique. Les individus doués d’un tel esprit ont la discipline nécessaire pour continuer tant qu’ils le peuvent. Ils présentent des modes de raisonnement caractéristiques, acquis à l’école, laquelle enseigne (en principe) la pensée scientifique, mathématique, historique et artistique. L’esprit discipliné ne se résume cependant pas à une maîtrise des connaissances (habituellement évaluée); il s’agit plutôt d’une aptitude à analyser un nouveau problème, comme le feraient d’autres experts. Les personnes manquant de discipline sont susceptibles d’être au chômage ou de travailler pour d’autres, plus disciplinées.
• L’esprit synthétique pose le défi le plus intéressant. Nous sommes submergés d’informations, la plupart de fiabilité douteuse. L’esprit de synthèse fait appel à une série de critères pour déterminer celles à retenir et celles à écarter. Puis il classe les informations en un système efficace et mémorisable. Enfin, il doit pouvoir transmettre utilement sa synthèse à d’autres. […] Murray Gell-Mann, Prix Nobel de physique, […] déclarait qu’au XXIe siècle, l’esprit essentiel serait celui de synthèse.
• L’esprit créatif est capable de s’affranchir des cadres pour élaborer des problèmes, des méthodes, des solutions et des modèles nouveaux. Mais pour s’affranchir d’un cadre, encore faut-il en avoir un! La maîtrise d’une ou de plusieurs disciplines et un travail de synthèse sont nécessaires, ce qui peut prendre une bonne dizaine d’années. La créativité est plutôt l’apanage des esprits jeunes. Le défi que doivent relever les créateurs en herbe est de se montrer assez disciplinés et synthétiques pour avoir le temps et l’énergie d’explorer l’inconnu. Contrairement à la sagesse conventionnelle, la créativité est au moins autant affaire de personnalité, de tempérament et de motivation que de pure intelligence. Les créatifs cherchent à innover et, s’ils échouent, ils se ressaisissent et essaient encore. La Silicon Valley et Hollywood sont des bastions de la créativité, non pas grâce à la qualité de leurs écoles, mais en raison du vent favorable à la prise de risque qui souffle sur la Californie.
• L’esprit respectueux et l’esprit éthique concernent notre relation aux autres. Le premier reconnaît que le monde est composé de gens d’origines, de croyances et d’apparences diverses. Plutôt que de le déplorer, ou de simplement le tolérer, il fait sciemment l’effort d’apprendre à connaître l’autre, de le comprendre et de travailler main dans la main avec lui. Le respect se détecte aisément; il commence peu après la naissance et dépend de la façon dont les adultes se comportent envers les enfants et entre eux. Hélas, nous sommes entourés d’exemples d’irrespect, ou de respect soumis à trop de conditions. Sans respect mutuel, on ne peut vivre et travailler ensemble, ni évoluer.
• L’esprit éthique s’interroge: «De qui ou de quoi suis-je responsable?» Une question qu’il se pose comme professionnel («En tant que scientifique, juriste ou manager, de qui ou de quoi dois-je me sentir responsable?») ou comme citoyen («Je vis à Boston, aux États-Unis, sur la planète Terre; de qui ou de quoi dois-je me sentir responsable?»). Agir de façon responsable ou éthique est facile tant que l’on y trouve son intérêt. L’épreuve décisive consiste à agir comme il le faut, quitte à aller à l’encontre de ses intérêts. Je ne vois pas comment nos sociétés, notre planète pourraient survivre si nous ne valorisons pas le comportement éthique pour en faire une priorité.
Développer ces cinq formes d’esprit chez les jeunes et chez nous-mêmes est loin d’être simple. Les réunir dans une même personne est plus compliqué encore: des tensions peuvent naître entre les différents esprits, par exemple entre le respect et la créativité, ou entre la discipline et la créativité. La principale contribution que nous, formateurs, puissions apporter est d’avoir des leaders incarnant ces cinq formes d’esprit. Nous devons créer un système qui récompense les personnes manifestant ces états d’esprit, encourage celles susceptibles de progresser et écarte celles qui persistent dans un comportement irrespectueux ou contraire à l’éthique.
Qu’en est-il de l’évaluation de ces cinq formes d’esprit? Nous savons parfaitement évaluer la discipline, bien que nous mettions trop l’accent sur la maîtrise de connaissances et pas assez sur le raisonnement discipliné. Nos progrès dans l’analyse du processus de synthèse devraient nous permettre d’évaluer également cette compétence. Il n’existe pas de formule qui assure la créativité, mais nous pouvons aisément identifier les contextes favorables ou défavorables à son développement. Enfin, concernant les environnements respectueux ou irrespectueux, conformes ou contraires à l’éthique, les mieux placées pour porter un jugement sont des personnes incarnant elles-mêmes ces vertus et ayant la possibilité de s’immerger dans la communauté. Bref, une version contemporaine des «inspecteurs pédagogiques».
On ne peut pas tout mesurer par des tests écrits. Les tentatives répétées pour évaluer la maîtrise de connaissances pouvant aussi bien être stockées dans un ordinateur de poche risquent de marginaliser des valeurs et des vertus bien plus importantes à transmettre aux générations futures. ■ Howard Gardner, né en Pennsylvanie en 1943, professeur de sciences cognitives et éducatives à la Harvard Graduate School of Education et titulaire de la chaire John H. et Elisabeth A. Hobbs. Très impliqué dans la réforme de l’éducation aux États-Unis et dans le monde, il occupe également les postes de professeur adjoint de psychologie à l’université Harvard et de co-directeur du Projet Zéro, un groupe de recherche en éducation à la Harvard Graduate School of Education. Durant les vingt dernières années, le Projet Zéro s’est consacré à différents thèmes: la conception d’évaluations fondées sur la performance, l’enseignement à la compréhension, le recours aux intelligences multiples [1] pour la réalisation de programmes, d’enseignements et d’évaluations plus personnalisés, ainsi que la nature des efforts interdisciplinaires dans l’éducation.
Howard Gardner […] est célèbre dans le milieu de l’éducation pour sa théorie des intelligences multiples, qui réfute l’existence d’une intelligence humaine unique mesurable à l’aide d’instruments psychométriques standardisés.
1. LearnQuebec | Sirois
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