L'Hebdo, 29 mai 2008
Voici un an à New York, j'étais assis à l'arrière d'un taxi dont le chauffeur avait un nom difficile à prononcer. Il m'a dit qu'il était du Pakistan et m'a demandé d'où je venais. D'Italie, ai-je répondu. Il m'a demandé alors combien nous étions en Italie, s'est étonné que nous soyons si peu nombreux et comment il se fait que notre langue ne soit pas l'anglais. Puis il m'a demandé qui étaient nos ennemis.
À mon «pardon?», il a précisé qu'il voulait savoir avec quels peuples nous étions en guerre depuis des siècles pour des raisons territoriales, des haines ethniques, des violations de frontières, etc. Je lui ai répondu que nous n'étions en guerre contre personne. Mais lui voulait savoir qui étaient nos adversaires historiques. Je lui ai répété que nous n'en avions pas, que la dernière guerre remontait à cinquante ans en arrière, que nous l'avions commencée avec un ennemi et achevée avec un autre. Ma réponse ne l'a pas satisfait. Comment se peut-il qu'un peuple n'ait pas d'ennemis? Je suis descendu du taxi en lui tendant deux dollars de pourboire pour compenser notre pacifisme indolent. Puis m'est venu à l'esprit ce que j'aurais dû lui répondre: ce n'est pas vrai que les Italiens n'ont pas d'ennemis. Du moins pas d'ennemis extérieurs. Car à l'intérieur, les Italiens se querellent continuellement [...]. C'est l'Université de Bologne contre celle de Livourne, les Guelfes contre les Ghibellini, le nord contre le sud, la mafia contre l'État, le gouvernement contre la magistrature.
Si à l'époque, le deuxième gouvernement Prodi était déjà tombé, j'aurais pu mieux expliquer à ce chauffeur ce que je voulais dire: perdre une guerre par la faute de ses amis. En fin de compte, je suis convaincu qu'un des malheurs de ce pays au cours des soixante dernières années est de ne pas avoir eu de vrais ennemis. L'unité de l'Italie s'est faite grâce à la présence de l'Autrichien et à un ennemi extérieur. Voyez ce qui est arrivé aux États-Unis, une fois que l'empire du Mal, l'URSS, a été dissous. Leur identité se désagrégeait sans l'arrivée providentielle d'un Ben Laden qui a fourni à Bush l'occasion de combattre un nouvel ennemi, de recréer le sentiment d'identité nationale, et ainsi de renforcer son pouvoir. Avoir un ennemi est important, non seulement pour se définir, mais parce qu'il est obstacle à l'aune duquel confronter notre système de valeurs, notre identité. Dès lors, si l'on manque d'ennemi, il faut s'en fabriquer un.
La différence par excellence, c'est l'étranger. Déjà dans les bas-reliefs romains, les barbares apparaissent barbus. [...] Et leur différence ressemble déjà à une menace. On s'élève alors contre les rites dionysiaques (d'origine étrangère) et tacite dit à propos des Hébreux: est profane pour eux tout ce qui est sacré pour nous et tout ce qui est impur pour nous est licite pour eux. [...] La figure de l'ennemi semble indissociable du processus de civilisation. Cette image apparaît comme une force naturelle et sociale qui, d'une manière ou d'une autre, est une menace et qu'il faut vaincre.
Ce peut être l'exploitation capitaliste, la pollution environnementale, la faim dans le monde. Cependant, même dans ces cas «vertueux», Brecht nous rappelle que la haine de l'injustice peut être monstrueuse. L' éthique serait-elle impuissante face au besoin ancestral d'ennemis? Je répondrais que la dimension éthique survient, non pas lorsqu'on feint ne pas avoir d'ennemis mais lorsqu'on tâche de les comprendre. Eschyle n'a pas de haine envers les Perses. [...] Et César considère les Gaulois avec beaucoup de respect. [...] Chercher à comprendre l'autre signifie détruire le cliché, sans nier ou effacer l'altérité. Mais soyons réalistes. Cette forme de compréhension reste l'apanage des poètes, des saints ou de traîtres. Nos pulsions profondes sont d'un tout autre ordre. Le livre de George Orwell, 1984, en offre un exemple patent [...].
Les récentes élections en Italie nous ont montré tout le pouvoir de la peur envers les nouveaux flux migratoires. En élargissant à une ethnie tout entière les caractéristiques de ses membres, parce qu'ils vivent en marge, nous sommes en train de construire l'image d'un ennemi roumain, bouc émissaire idéal d'une société elle-même sujette à un processus de transformation ethnique qui ne réussit plus à se reconnaître. Ceci rejoint la vision la plus pessimiste de Sartre dans Huis clos. D'un côté, nous ne pouvons nous reconnaître comme semblables qu'en présence de l'Autre. Mais le plus souvent nous trouvons cet Autre insupportable parce qu'il n'est pas nous. C'est ainsi qu'en le réduisant à un ennemi, nous nous construisons notre propre enfer sur terre. ■ Umberto Eco, in: La Republica, 16 mai 2008
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